C’est ce qu’on appelle la loi des séries : souffrante, Silvana Dussmann qui devrait interpréter le rôle d’Abigaille dans cette nouvelle production de Nabucco à Nancy, doit céder sa place à Elizabeth Blancke-Biggs, elle-même victime d’allergie, et remplacé in extremis par Raffaella Angeletti*. Certaines mises en scène avides de vérité théâtrale n’auraient pas supporté ce changement de dernière minute, qui plus est concernant un rôle clé de l’ouvrage (Laurent Bury à Sanxay l’été dernier proposait à raison de rebaptiser l’ouvrage « Abigaille »). Le travail de John Fulljames fait que cette substitution de dernière minute serait scéniquement passée inaperçue si l’on ne nous en avait informé au début du spectacle. Si paradoxal même que cela puisse paraître, Raffaella Angeletti est, de l’ensemble des chanteurs réunis, celle qui semble la mieux en place. John Fulljames laisse à d’autres metteurs en scène le soin de sculpter le geste et de gérer les mouvements de foule, pourtant essentiels dans une œuvre chorale comme Nabucco. Ses idées – le pluriel est de courtoisie –, il préfère les étirer sur quatre actes quand, sur le papier, elles tiennent en deux lignes : Dieu étant le père du peuple juif, les enfants jouent un rôle clé dans l’histoire, en tant que garants de la mémoire. Avouez qu’il fallait y penser ! Quant à la traduction scénique du concept, elle se résume en un statisme obscur, l’absence de direction d’acteurs rivalisant avec la pénombre quasi permanente dans laquelle Lee Curran, en charge des lumières, a plongé le plateau. Sous le regard impuissant d’un vieil homme – Dieu ? –, les enfants parfois masqués, parfois non, reviennent tel un leitmotiv, comme s’ils cherchaient à détourner l’attention de l’indigence de la scénographie. Ce parti-pris pourrait sembler anecdotique si la lisibilité de l’intrigue ne s’en trouvait affectée. A une époque indéterminée – celle de la création de l’oeuvre ? –, dans un décor unique, et plutôt esthétique – l’intérieur d’une synagogue Mitteleuropa – juifs et babyloniens s’affrontent sans que rien n’aide à comprendre les enjeux privés et publics de leur combat. Exemple révélateur du naufrage scénique, « Va pensiero » dont l’impact émotionnel n’est pourtant plus à démontrer, chanté dans l’obscurité par les choristes immobiles autour d’Abigaille endormie – est-ce un rêve ? – laisse le public quasi muet.
© Opéra national de Lorraine
Heureusement donc, il y a Raffaella Angeletti. Cette soprano italienne, peu connue de ce côté des Alpes bien qu’elle ait chanté les rôles les plus extrêmes – Turandot, Lady Macbeth… – sous la direction des plus grands – Muti, Conlon, Mehta… –, conjugue voix et tempérament dans une partition qui exige les deux avec une violence jusqu’alors inédite dans l’histoire de l’art lyrique. L’ambitus est impressionnant. Graves et aigus possèdent le même impact sans que l’inévitable rupture entre les registres ne soit gênante. On aime évidemment ces couleurs vives dont la vivacité n’exclut pas l’usage de tons plus doux lorsque les sentiments nobles prennent le pas sur l’ambition et la revanche – « Anch’io dischiuso » et le tableau final, la mort d’Abigaille, conduite trop vite à notre goût, pour que l’on puisse en apprécier les teintes automnales. De quoi meurt Abigaille d’ailleurs ? De remords comme le suggère ce chant mortifère, bien plus qu’empoisonnée comme le donne à montrer John Fulljames. L’on aime aussi que l’héritage belcantiste de la partition soit admis, intégré et assumé, ainsi qu’en témoigne la précision du trait, l’agilité et la maitrise du souffle.
Rani Calderon a pourtant choisi de tourner le dos au passé en « supprimant les reprises des cabalettes et en évitant de rajouter des variations et des ornementations ». A-t-il eu raison ? Gommer la filiation existant entre Nabucco et les opéras antérieurs, c’est renoncer à en exalter l’incroyable modernité pour au contraire en accuser les faiblesses. Jamais, le premier succès lyrique de Verdi ne nous avait paru aussi maladroit dans sa conception et désuni dans sa construction ; jamais les coutures ne nous avaient semblé si apparentes. Un comble pour ce qui est unanimement considéré comme un chef d’œuvre d’efficacité dramatique. Lui font ici défaut cette énergie dévastatrice que le chef ne parvient pas à insuffler entre les notes, une pulsation héroïque, une folie guerrière que ne peut remplacer une lecture, si attentive et scrupuleuse soit-elle.
Restent alors les forces de l’Opéra de Nancy – chœurs et orchestre à la hauteur de la tâche confiée –, l’intégration intelligente de la banda dans l’espace visuel et sonore, et côté chanteurs, outre Raffaella Angeletti, le Zaccaria étonnamment juvénile d’Alexander Vinogradov. Entendre sortir de ce corps svelte une voix si large et puissante ne manque pas de surprendre même si la figure du patriarche autoritaire en prend un coup. Un autre metteur en scène aurait su faire de cette particularité un atout, n’y revenons pas. Diana Axentii, en Fenena, et Alessandro Liberatore, en Ismale, mériteraient davantage que le second plan auquel les a condamnés un Verdi iconoclaste. Le ténor n’a pas même un air pour mettre en valeur le métal, l’éclat et la maîtrise de la ligne que ses quelques interventions suggèrent. Originaire de Modalvie, la mezzo-soprano possède une de ces voix voluptueuses, riches de promesses qui s’accomplissent partiellement dans un bref « Oh, dischiuso, è il firmamento» déroulé comme un ruban de velours. Quant au Nabucco de Giovanni Meoni, il incarne à lui seul les forces et faiblesses de cette production : bien chantant – clarté, phrasé, longueur – mais d’une expressivité qui frise le néant.
* A priori, pour les deux premières représentations seulement