Comme il est de plus en plus fréquent au Liceu, les spectateurs de la première de la saison sont accueillis devant le théâtre par des manifestants hurlant et sifflant à qui mieux-mieux là où le chœur des Hébreux eût été mieux venu. Une mise en condition douloureuse pour les oreilles, même si justifiée : baisse des rémunérations, non respect par la direction – aux dires des manifestants – des accords signés, et notamment des conventions collectives. Et un prospectus distribué annonce une grève à l’occasion des représentations de Benvenuto Cellini et des concerts qui doivent être dirigés par Riccardo Muti. Mais une fois à l’intérieur, hormis les hommes politiques fuyant micros et caméras, plus rien ne rappelle ces troubles. La représentation de Nabucco aura néanmoins une double résonnance : celle, immédiate, des revendications du personnel, et celle, non moins proche, des récentes élections catalanes, deux substrats historiques et politiques qui pèsent donc lourd ce soir.
Est-ce à dire que la production présentée, totalement absconse, se rattache à quelque événement que ce soit ? Sûrement pas, venant d’un ailleurs d’il y a quelques années (La Scala et Covent Garden en 2013) et destinée à d’autres horizons dans un proche avenir (Lyric Opera de Chicago en 2016). Mais le décor d’Alison Chitty, au demeurant assez esthétique avec ses contre-vues projetées sur écran, ne suscite ni rêve ni référence, et donc guère d’intérêt. Les costumes contemporains ne permettent de distinguer aucun des clans de protagonistes. Enfin, la mise en scène de Daniele Abbado ne retient pas plus l’attention tant elle est floue, malgré quelques rares beaux moments, comme la masse chorale immobile en milieu de scène pour le « Va Pensiero », et l’air final de Nabucco. Au milieu de tout cela, Abigaille affecte un semblant de détachement et une élégance nonchalante qui deviennent à force une sorte de contresens. Tout cela peut expliquer les huées qui saluent, à la fin du spectacle, les responsables artistiques de la production.
© Photo Liceu / Antoni Bofill
C’est dommage, car dans la fosse, on a droit à un orchestre superbement mené par un Daniel Oren en grande forme. On sait combien ce chef est irrégulier. Ce soir, peut-être du fait de la première et des circonstances délicates qui l’entourent, il soigne tout particulièrement sa prestation, ajustant au mieux ses penchants personnels à l’équilibre de la représentation, avec une ouverture aux belles couleurs orchestrales, puis un bon contrôle des solistes et de l’équilibre fosse/plateau, et des moments de grande sobriété. Le très beau chœur du Liceu est particulièrement à l’honneur, et bisse à la manière véronaise le chœur des Hébreux, avec une note finale bien tenue, mais inutilement prolongée à l’excès la seconde fois.
Sur le plateau, l’ensemble est également de grande qualité, mais ne semble pas toujours en cohérence avec la mise en scène. Ambrogio Maestri (Nabucco) paraît peu à l’aise en costume contemporain, qui ne l’avantage pas. Malgré une consonne forcée en fin d’air que le poulailler n’a pas laissé passer, il n’en reste pas moins que sa prestation reste un modèle du genre et qu’il compose comme à son habitude un personnage attachant écartelé entre l’exercice du pouvoir et ses sentiments. Martina Serafin est également une habituée de l’œuvre, qu’elle a interprétée notamment à Orange. L’Abigaille très musicale et élégante qu’elle campe paraît aux antipodes des habituelles viragos vitupérantes. Elle sait doser ses effets, et alterner douceur et éclats, mais sa voix paraît toujours un peu en retrait par rapport à celles, beaucoup plus fortes, de Nabucco et de Fenena. Il s’ensuit une espèce de déséquilibre, encore accentué par son allure de femme du monde en train de recevoir, qui paraît en constant décalage.
Le cas de Marianna Pizzolato est tout aussi troublant. Grande interprète de Rossini, elle souhaite visiblement sortir de ce répertoire en interprétant des rôles plus lourds que sa voix lui permet en effet d’aborder. Mais Fenena n’est pas un premier rôle, et devrait être quelque peu effacée. Pourtant, la cantatrice fait rayonner une voix souveraine. C’est très beau, mais ce n’est pas le personnage. Vitalij Kowaljow (Zaccaria) a une belle ligne de chant, mais sans emporter l’adhésion du public qui l’applaudit bien injustement du bout des doigts. Enfin, une jolie découverte avec Roberto De Biasio (Ismael), beau timbre de ténor parfaitement adapté au rôle, et sonnant fort bien avec les voix de ses partenaires.