Dès le début de la représentation le malheur est programmé : le décor de Liz Ascroft, une immense houle de nuages indéfiniment menaçante, dit très clairement que ceux qui marchent sous ce ciel sont par avance condamnés. Cette vision oppressante s’accorde parfaitement avec le drame inéluctable qui va se jouer. Sans doute certains panneaux arbitrairement découpés seront moins convaincants mais la première impression restera, soutenue par des costumes « d’époque » signés eux aussi Liz Ascroft et par les éclairages de Jane Cox, d’un esthétisme sage et soigné.
Contre Enrico, que sa brutalité entoure d’âmes serviles prêtes à toutes les manigances, qui voue une haine farouche au survivant des Rawenswood spoliés par sa famille, dont la position sociale vacille et qui pour la conforter a organisé le mariage de sa sœur avec un puissant, ni Edgardo ni Lucia n’ont la moindre chance. Chez lui on marche droit et en cadence, comme le montre John Doyle en faisant défiler les soldats et les habitants du château. Seul l’événement fatal désorganisera provisoirement cette discipline, face à laquelle les élans affectifs, qui ne pèsent rien, s’épuisent en épanchements mélodieux.
C’est ce que dit la musique, qui enchâsse la tragédie vécue par les tendres dans le cadre martial qui correspond à la fois aux circonstances et au tempérament du frère de Lucia, de la volonté duquel tout dépend. Ces tiraillements entre la rudesse d’une volonté en action accordée à la vie guerrière et la faiblesse d’êtres réduits à soupirer en rêvant d’avenir ou en évoquant le passé, ces contraste entre fermeté et langueurs, la direction d’Antonino Fogliani nous semblait en donner une traduction fidèle, aussi éloignée du tapage que de la mollesse, juste assez dynamique et lyrique, et particulièrement attentive aux chanteurs, en particulier à Jessica Pratt, annoncée souffrante. Or aux saluts voilà qu’une minorité bruyante invective le chef d’orchestre avec une brutalité grossière qui nous a laissé pantois. Qui étaient ces personnes ? De super spécialistes de Donizetti ? Des amis de musiciens mécontents, l’exigeant Antonino Fogliani oubliant parfois d’être diplomate ? Des amis de confrères jaloux ? On se perd en conjectures devant ce qui a tout l’air d’être une cabale.
Avant d’en arriver là, on avait entendu avec plaisir le chœur bien cohérent, le Normanno de Luca Casalin, voix saine et agréable, le Raimondo un peu clair mais bien chantant et musical de Mirco Palazzi, avec moins de plaisir Julie Mellor, trémulante Alisa et Leonardo Cortellazzi, Arturo à la voix peu séduisante. Dans le rôle du méchant, le physique imposant de Claudio Sgura – lui aussi inexplicablement contesté, mais moins bruyamment – n’est pas un mérite mais un avantage, qui va de pair avec une voix bien projetée, ferme et pourtant souple. Jusqu’à l’entracte le ténor albanais Shalva Mukeria nous semble s’être trompé de rôle tant il chante Edgardo comme il chantait Elvino il y a quatre ans ; en fait il se réservait pour ses deux scènes de la deuxième partie, il trouve alors des ressources pour donner au personnage l’ampleur et l’élan qui manquaient jusque là. Jessica Pratt, enfin, bien que gênée par des douleurs à la gorge, s’acquitte mieux qu’honnêtement de son rôle écrasant. Sans doute un aigu tirait-il vers le cri, probablement a-t-elle sacrifié quelques uns de ceux dont certains lui reprochent d’abuser, mais la rondeur, la souplesse, l’homogénéité, l’étendue disponible, la maîtrise des trilles sont des acquis qu’il était possible de goûter sans réserve. On comprend que dans ses conditions l’interprétation dramatique, bien que passable, ait été marquée par la prudence et que l’engagement ait visé d’abord à mener à bien la représentation, ce dont le public lui est reconnaissant, et à la fin la remercie longuement. Sans l’épisode mystérieux et déplaisant déjà raconté, on aurait même pu parler de triomphe.
Maurice Salles