« Le traître s’est révélé par sa voix », chantent les Masques à la fin du premier acte de Don Giovanni. Cette voix, c’est son premier outil de séduction, et davantage encore quand le rôle est tenu par Peter Mattei.
Peter Mattei © Nicolas Brodard
Certes, c’est son rôle, il l’a chanté partout, dans des mises en scène de tous plumages, iconoclastes ou traditionalistes (Peter Brook/ Harding, Aix-en Provence 2008, Hanneke/Jordan, Paris 2012, Baumgarten/Luisi, Zürich 2013, Louisa Muller/ Alan Gilbert, Metropolitan 2015, etc. etc.). C’est son rôle et c’est sa voix. Qui, depuis Cesare Siepi, a apporté à ce rôle un timbre aussi beau, un tel art du chant, une telle maturation du personnage ?
Ce baryton suave et chaud, cet effacement de toute trace d’effort allié à un jeu théâtral quasi invisible, comment ne pas succomber à pareille entreprise de charme ?
L’air de rien
Prestance, stature, assurance, le personnage est là, et pourtant Mattei ne fait rien. Costume de ville et mains dans les poches. Insolence vénéneuse et charme captieux. Mais surtout cette voix insinuante, ces phrasés évidents, incarnés, naturels, habités de longue date, ce legato envoûtant qui fait de son « Deh vieni alla finestra » un morceau fondant de sensualité, l’archétype du sex appeal vocal, avec une ébouriffante reprise à mi-voix, à la limite du chuchotement et qui, par le prodige d’une technique quatre étoiles, « porte » étonnamment.
D’autant plus saisissant après ces friandises, son « Fin ch’han dal vino », où, au contraire, il s’offre le culot d’enlaidir sa voix pour faire de cet air quelque chose de diabolique, de violent, de terrifiant, comme si les turpitudes, les noirceurs du personnage n’en pouvaient plus d’être contenues et explosaient soudain.
Anna El-Khashem et Peter Mattei © Nicolas Brodard
Un nouveau jalon
C’est la seconde fois que le Verbier Festival présente Don Giovanni. La proposition de 2009 avait épaté les spectateurs d’alors. Distribution de haut vol déjà : à coté de René Pape, inquiétant Leporello, et de Michael Schade, Ottavio merveilleusement belcantiste, d’Anna Samuil, Annette Dasch et Sylvia Schwartz, irrésistible Zerlina, Bryn Terfel avait imposé un Don Giovanni beaucoup plus giocoso que dramma, courant de la scène à la salle, éclairant le personnage d’une bonhomie inattendue (et trompeuse). La mise en espace avait été faite par Marthe Keller, mais il était évident que ce rassemblement de bêtes de scène outrepassait joyeusement le cadre fixé. Et comme aujourd’hui le fait que le chef tournait le dos aux chanteurs entraînait quelques problèmes de décalage.
Inconvénient à vrai dire sans importance, tant ces versions de concert semi-staged proposent « l’opéra des opéras » (E.T.A. Hoffmann) dans son impitoyable nudité, dans son implacabilité. Les maladresses de la simili-mise en scène se laissent oublier, et on voit sans les voir les images à la Chirico projetées en fond de scène.
Gábor Takács-Nagy © Agnieszka Biolik
Tout le théâtre est dans la musique
Gábor Takács-Nagy est un chef d’une sourcilleuse précision. Il fut le premier violon du Quatuor Takacs qu’il fonda et il en reste quelque chose dans sa manière. Mais s’il dirige au plus près des musiciens et de sa partition (spectaculaire palimpseste stabiloté, où les crayonnages bleus et rouges tourbillonnent en tous sens), s’il donne beaucoup d’indications, de départs, de détails, allant presque jusqu’au maniérisme, il ne perd jamais la ligne ni la tension. On l’a beaucoup entendu avec son Orchestre de Chambre dans Beethoven ou Mozart (et on connaît ses concertos de Mozart et de Haydn avec Jean-Efflam Bavouzet) où son tempérament nerveux, passionné, électrique, met en relief les tensions, les urgences, les articulations. Toutes caractéristiques présentes ici dès l’ouverture de Don Giovanni. Cors impérieux, cordes frémissantes, pulsation des violoncelles et contrebasses, bois virevoltants et charnus, tout cela concourt à une lecture dramatique, plutôt lente de tempo, lancée par d’implacables accords.
S’emparer d’un rôle
L’autre grand attrait de cette soirée était la Donna Elvira de Magdalena Kožená, prise de rôle et grande réussite. Notamment parce que son incarnation est purement vocale. Impeccables ornements et trilles, vocalises habitées, il y a là l’hystérie du personnage et son humaine sincérité, elle est à la fois dérisoire, presque comique (on parle du personnage) et tragique, et cela dès son entrée « Ah! Chi mi dice mai quel barbaro dov’e ». On n’insistera pas sur la valise ridicule, le costume effroyable (un tailleur-bermuda étriqué) et sur la coiffure improbable. Mais quelque chose se passe, mi-pathétique mi-drolatique (Mozart-Da Ponte jouent avec ces multiples apparitions-imprécations d’un comique de répétition) et, au-delà des sourires, par une délicate balance, on est touché par le personnage autant qu’on est convaincu par le timbre de voix, qui porte en lui un poids de vie, et par une musicalité, qui témoigne d’une longue maturation de ce rôle.
Magdalena Kožená © Nicolas Brodard
Très convaincant aussi l’Ottavio de Bogdan Volkov, ténor lyrique à la voix radieuse, d’une homogénéité parfaite, qui dessine un personnage viril et farouche. Son « Dalla sua pace », au legato parfait, aux forte radieux, s’adorne d’une reprise en voix mixte très élégante, et son « Il mio tesoro », encore plus beau, éclatera de ferveur et de solidité impavide, donnant au personnage quelque chose qui ressemble de la grandeur.
La Zerlina d’Anna el-Khasshem est une fine mouche, très post-metoo, aguicheuse et rouée, délurée et chatte à la fois, dominant son brave Masetto (Julien Van Mellaerts, bien chantant mais un peu en retrait). Elle prête à son « Batti, batti, o bel Masetto » une séduction aussi voluptueuse que délicieuse musicalement, car la voix est ravissante (comme toute sa personne) et le style parfaitement mozartien.
Anna El-Khashem et Julien Van Mellaerts © Nicolas Brodard
L’alter ego
Leporello nous avait semblé un peu trop buffo dans la première partie, mais c’est peut-être que l’air du catalogue, un peu chargé en conventions et en lourdeurs, nous avait énervé. C’est le classique laisser-aller des chanteurs à qui on laisse la bride sur le cou et qui se perdent en clichés. Plus tard, au-delà de la faconde, Mikhaïl Petrenko nous semblera donner son juste poids de douleur et de désarroi à ce personnage mi-complice, mi-victime, berné, rossé, humilié, berné par son maître, mais toujours fasciné par lui. La voix gagnera en rondeur, même si elle n’a pas les séductions de celle de Peter Mattei, et surtout l’incarnation du personnage s’imposera, son imploration sur « Ah ! pieta, signori miei » ajoutant du grandiose au pathétique. Ajoutons que le duo entre le filiforme et inébranlable Don Giovanni et l’un peu enrobé et sautillant Leporello, quoique traditionnel, fonctionnait sans coup férir.
Mikhail Petrenko et Peter Mattei © Agnieszka Biolik
Le genre diva
Ici nous avouerons avoir été complètement imperméable à la Donna Anna d’Olga Peretyatko. Grande voix un peu hirsute, qui n’est pas sans faire penser à l’illustre diva russe que vous savez. A aucun moment, miss Peretyatko ne nous sembla se soucier d’incarner son personnage, orpheline douloureuse ayant manqué de peu se faire violer (car c’est de viol qu’il s’agit : tout séduisant qu’il soit Don Giovanni est un prédateur). De grands moyens certes, un style un peu désinvolte… Est-ce une voix pour chanter Mozart ?
Son grand air de la seconde partie « Non mi dir, bel’idol mio », morceau de bravoure s’il en est, nous apparut du point de vue vocal conduit avec une belle autorité et à nouveau tous les atours de cette grande voix, mais comme le chanterait une prima donna en concert, accessoires compris : robe pailletée de sirène, brushing de compétition, solitaire au doigt et bracelet de diamants. Loin de Donna Anna.
Olga Peretiatko © Nicolas Brodard
Encore un mot à propos de celui qui frappa les spectateurs de stupeur (et d’effroi !) : l’impressionnant Commendatore d’Alexandros Stavrakakis, basse profonde au chant marmoréen, envoyant ses imprécations sans vibrato, pétrifiant autant que pétrifié, solidement campé sur ses deux jambes, n’étant que (mais c’est considérable) cette voix impavide et sépulcrale. Déjà impressionnant dans la scène du duel et sa mort au premier acte, c’est dans la scène du cimetière qu’il terrassa tout le monde et d’abord ce fringant Don Giovanni, dont Peter Mattei indiquait subtilement les soudaines fêlures. Superbe et glaçant dernier duo.
Le sextuor final, péniblement moralisateur si beau soit-il musicalement, souffrit passablement de tourner le dos au chef d’orchestre, peccadille d’une belle soirée, qui une fois de plus démontra que Don Giovanni est un chef-d’œuvre théâtralement tellement fort qu’il peut se passer de théâtre.