L’affaire est entendue, les personnages de Mozart ont trop de densité et de richesse pour se prêter aux classifications préconçues. Les héroïnes féminines l’illustrent particulièrement, qui mêlent, pour beaucoup, la ruse à la mélancolie, la vis comica et la tragédie humaine. Pour autant, tous ces rôles ne se valent pas, ne serait-ce qu’en termes d’exigences purement musicales. Nombreuses sont les chanteuses qui choisissent donc de les aborder méthodiquement : dans Don Giovanni, beaucoup commencent par Zerlina avant d’évoluer vers Donna Elvira et, dans les Noces de Figaro, combien de jeunes sopranos débutent en Barbarina avant de prêter leur énergie et leur fraîcheur vocale à Susanna, pour finalement aller se frotter à la grandeur de la Comtesse (quand elles ne terminent pas en Marcellina de luxe) ? Cette stratégie des petits pas, Elsa Dreisig a choisi de ne pas l’adopter dans son dernier récital, enregistrant tout ou presque, les prime comme les seconde donne. Courageuse démarche assurément qui, au disque, a suscité chez Charles Sigel un certain enthousiasme. Sur scène, cependant, le résultat nous a semblé plus mitigé.
D’entrée de jeu, Les Noces de Figaro servent de mini-laboratoire à l’expérimentation, puisque Susanna, Cherubino et la Comtesse se succèdent sans transitions : « Deh vieni non tardar », malgré un italien qui manque de naturel, séduit par sa fraîcheur et son lyrisme fébrile. On a connu « Voi che sapete » plus fiévreux, mais le legato déroule avec grâce le long ruban de la ligne de chant. « Dove sono » et le récital qui précède posent d’autres problèmes – question d’ambitus, d’écriture aussi, qui font passer la voix par tous les états et tous les registres. Vaillant et sonore, l’instrument accuse un manque de chair, fait entendre, dans l’aigu, un vibratello quelque peu prononcé, et partant ne parvient pas à nous transmettre totalement la détresse teintée de nostalgie du personnage. Elsa Dreisig ne ménage pourtant pas ses efforts pour jouer : arpentant le plateau, accoudée devant les violons ou assise sur le rebord de la scène, elle ne veut pas rester statique, mais on oublierait presque que, dans l’exercice du récital, c’est le timbre, le souffle, les nuances, les couleurs qui portent la musique, incarnent le texte, diffusent les émotions. Une longue pause plus tard, occupée par une 38ème Symphonie de Mozart où le Kammerorchester de Bâle, sans chef mais sous la conduite attentive de son premier violon Baptiste Lopez, montre un engagement et un enthousiasme qui font oublier quelques imperfections du côté des cuivres, elle revient en Fiordiligi. « Come scoglio » constitue un autre Everest de soprano mozartienne ; elle y montre plus d’abattage que d’agilité dans les vocalises de son redoutable final. Après l’entracte, sa Donna Elvira effondrée sur une chaise écoute tristement l’orchestre s’ébrouer dans l’ouverture de Don Giovanni avant de se lancer dans un « In quali eccessi… » qui confirme que la rage et le dépit siéent à son tempérament volcanique. Mais pour que « Mi tradi » fonctionne parfaitement il eût fallu qu’Elsa Dreisig y fît entendre aussi la tendresse, la peur, la honte et même le dégoût de soi qui font d’Elvira autre chose qu’un avatar de plus dans la longue litanie théâtrale des femmes trompées. Zerlina et le Cecilio de Lucio Silla ne lui posent pas de souci, ce qui n’est pas tout à fait le cas des écarts de registre d’Elettra – par laquelle conclure une heure et demie de concert était certes courageux… ou téméraire ?