Rarement représentée, cette première version de Moïse en Égypte est devenue, comme tous les sujets péplums, assez difficile à monter aujourd’hui. Elle nécessite bien sûr une distribution sans faille, mais surtout un choix esthétique qui rende plausible et visible une histoire antiquisante trop magnifiée par le cinéma. Ce soir, le choix s’est porté sur de petites figurines qui, sans voler la vedette aux chanteurs, occupent une place fondamentale.
Une équipe du célèbre groupe théâtral hollandais Hotel Modern occupe la scène en continu. Trois archéologues mêlent le savoir intuitif du professeur Tournesol et de Géo Trouvetou (Gyro Gearloose) à un art hérité en grande partie de Tadeusz Kantor. Le résultat est bluffant. Car là où le théâtre d’aujourd’hui, qui a abandonné les grandes et coûteuses reconstitutions historiques, ne sait plus très bien comment rendre le spectaculaire, de simples petits personnages magnifiés par la vidéo dégagent une immense émotion. Mais c’est plus qu’une simple manipulation de figurines : tout est créé en direct sous nos yeux, des soldats se saisissent d’armes, une allumette devient torche, l’amour, la violence, l’espoir aussi prennent vie par la grâce de ces miniatures en devenir dont les aventures sont projetées en contrepoint de l’action soit sur un grand écran rond central, soit carrément sur un immense écran qui occupe la totalité du devant de la scène et permet des jeux de transparence. Le plus grand moment est bien sûr l’exode et ses souffrances, et plus encore la traversée de la mer Rouge, à la fin de laquelle les troupes de pharaon sont réellement englouties sur grand écran, pendant que l’on voit les petites figurines jetées dans un aquarium dont l’eau est agitée par une spatule. Du grand art, un grand moment de théâtre, mais aussi un grand moment d’opéra, dont on se demande les raisons des huées lancées aux saluts par une petite clique regroupée au balcon. Car de plus tout cela est intégré dans une magnifique production musicale et vocale.
© Bregenzer Festpiele/Karl Foster
On sait qu’Enrique Mazzola, chef éclectique, s’est singulièrement spécialisé dans l’œuvre de Rossini. Ce soir, c’est un régal tant l’orchestre répond bien à ses indications. Légèreté, vivacité, clarté des pupitres, mais aussi sens tragique, on retrouve là tout l’éventail de la palette de Rossini dans un cocktail particulièrement savoureux. Une grande réussite musicale et orchestrale, à laquelle participe le très beau chœur philarmoniques de Prague, et contribue la belle acoustique de la grande salle du Festival de Bregenz.
Sur scène, tous les participants ont visiblement un grand plaisir à défendre cette histoire de l’Ancien Testament un peu rabâchée, qui a si bien inspiré Rossini. On y trouve en effet tous les ingrédients du grand opéra, jusqu’à la prière finale des Israélites en captivité, devenue un « tube » qui préfigure Nabucco. La mise en scène de Lotte de Beer est très vive, dans un contrepoint constant entre les acteurs et les figurines. Peut-être parfois un peu trop agitée, voire outrée, elle n’en reste pas moins d’une grande efficacité, et jamais l’intérêt des spectateurs ne faiblit. Le décor de Christof Hetzer, monté sur tournette, dégage quand il le faut les grands espaces nécessaires aux masses, en même temps qu’il permet de focaliser l’attention sur des endroits précis pour les nombreux duos. Les somptueux éclairages d’Alex Brok contribuent à magnifier l’ensemble.
Dominant une distribution d’une grande unité, Goran Jurić campe un Moïse un peu monolithique, mais dont l’autorité est assurée par la voix sombre et dramatique qu’on lui connaît. Face à lui, le Pharaon (Ramsès II ?) d’Andrew Foster-Williams est non moins autoritaire, mais plus tiraillé entre des options successives et contradictoires. Le chanteur parvient vocalement à rendre palpables ces retournements et leurs raisons, et son personnage (ne serait la coiffe de Néfertiti dont on l’a affublé) en gagne beaucoup en crédibilité. Tout aussi étrange est la natte d’enfant que l’on a mise sur la tête de son fils Osiride, fort bien chanté par le ténor sud-africain Sunnyboy Dladla, qui vocalise à la perfection sans pour autant négliger un jeu scénique bien en situation. Les autres rôles masculins sont également fort brillamment tenus par Taylan Reinhard (Mambre) et Matteo Macchioni (Aronne). Du côté des dames, on retrouve avec plaisir la voix pulpeuse et riche de Mandy Fredrich (Amaltea) que l’on avait appréciée il y a deux ans en Antonia et Giulietta, qui insuffle par ses inflexions nuancées une belle personnalité à la femme de Pharaon. Clarissa Costanzo campe de son riche soprano une Elcia décidée qui s’harmonise parfaitement avec la voix d’Osiride, dans des duos souvent très puissants et émouvants.