Pas de chance ! Dans cette avant-dernière représentation d’Alcina à Bordeaux, Isabel Leonard, enrhumée, se voit contrainte de mimer sur le plateau le rôle de Ruggiero tandis que, dans une loge de côté, Barbara Senator chante la partition.
Cela aurait pu nuire à un spectacle dont la mise en scène choisit de s’appuyer précisément sur le personnage du chevalier ensorcelé. David Alden fait en effet de Ruggiero un lointain parent de Mia Farrow dans La rose pourpre du Caire, qui, malheureuse en mariage, se consolait en allant voir chaque jour le même film. De même, le fiancé de Bradamante, pour fuir le conformisme d’une union bourgeoise, se réfugie quotidiennement dans un théâtre imaginaire occupé par Alcina et toute sa clique. A vrai dire, il faut avoir lu le programme (ou dans nos colonnes l’interview du metteur en scène) pour comprendre la transposition. L’idée qui sert de fil directeur à cette production, aussi séduisante et aboutie soit-elle sur le papier, s’avère dans sa réalisation beaucoup plus difficile à déchiffrer. Les non-initiés auront surtout l’impression d’airs qui se succèdent comme autant de numéros séparés, avec pour chacun d’entre eux, l’accessoire ou le geste qui évite la sensation de monotonie qu’engendre parfois la forme da capo. Et c’est vrai que l’on ne s’ennuie jamais malgré la longueur d’un opéra que l’on a pris soin cependant d’amputer de ses ballets. Mais, de cette façon, Alcina se voit transmutée en revue de music-hall, ainsi que le confirme un « Tornami a vagheggiar » montrant Morgana, vêtue de plumes roses, faire son show telle une danseuse du Crazy Horse.
Anna Christy y fait valoir une virtuosité scénique qui n’a d’égale que son habileté à enchaîner les acrobaties vocales glissées par Haendel dans la partition. Son soprano colorature n’est pas le plus suave que l’on connaisse mais la chanteuse a de l’agilité à revendre et mieux encore une musicalité, perceptible dans un « credete al mio dolor » attendrissant, qui aide à faire passer les acidités d’une voix citrique.
Tout aussi investi scéniquement, Alex Shrader déguisé en gorille, accompagne ses vocalises d’une chorégraphie simiesque inspirée du livre de la jungle. Oronte tape pile poil dans les cordes de ce ténor virtuose, déjà apprécié à Bordeaux en Lindoro, qui compense la pâleur du timbre par un chant soigné et une riche palette d’intention.
Melody Louledjian est moins gâtée. Oberto lui offre peu à exposer si ce n’est la fraîcheur de la voix. Son « Barbara » est une tempête dans un verre d’eau, conformément à ce que suggère la mise en scène. Le fils d’Astolfo n’est encore qu’un gamin.
En Melisso, Wojtek Gierlach s’empêtre dans les récitatifs mais réussit dans « Penso a chi geme » à faire valoir un aigu qui rachète quelques vociférations.
Sonia Prina n’est aidée, ni par David Alden qui fait de Bradamante une petite bourgeoise, ni par Haendel qui ne lui a pas confié les plus beaux airs de la partition (contrairement à ce que le livret aurait pu lui laisser espérer). Les accents héroïques du travesti lui conviennent évidemment mieux que la félicité retrouvée d’« All’alma fedele ». A chacun ensuite d’apprécier ou non la nature rêche du timbre et cette manière caractéristique de vocaliser, à toute vitesse avec de nombreux sons tubés. On peut comprendre ici pourquoi Ruggiero à la fin de l’opéra retourne, en rêve, dans les bras d’Elza van den Heever.
Rien de toute façon ne peut résister à cette Alcina qui dévore tout sur son passage, ogresse plus qu’enchanteresse. Au contraire d’autres grandes titulaires du rôle, ce n’est pas la séduction belcantiste du chant que l’on admire d’abord chez la magicienne mais la force d’expression : l’intensité du son qu’Elza van den Heever sait moduler du murmure au cri. La puissance de la voix impressionne d’ailleurs autant que sa capacité à maîtriser le volume sonore, imperceptiblement, comme on réduit ou augmente progressivement le débit d’un robinet. Les longues complaintes avec lesquelles fil à fil Haendel a tissé le portrait captivant de son héroïne, semblent imaginées pour ce soprano radioactif au souffle inépuisable. Ou du moins Elza van den Heever sait-elle donner l’impression que ces arias sublimes ont été écrites à son intention, quand d’autres interprétations nous ont appris qu’il est possible de les envisager autrement. Si la chanteuse se régale de ces mélodies obsédantes mouillées de larmes amères et de silences, la tragédienne s’accomplit dans la véhémence du récitatif qui précède un « Ombre pallide » frappé de démence.
Dans la fosse, Harry Bicket regarde se consumer avec un flegme tout britannique cette Alcina gigantesque. Rigueur et précision caractérisent une direction qui si elle n’abuse pas de fièvre garde le sens de l’urgence. On admire au passage l’à-propos des interventions solistes – flutes, violoncelle, violon – que David Alden a eu la bonne idée de placer sur le plateau. Seuls détonnent dans ce paysage idyllique quelques attaques abruptes du chœur et les cors qui, dans « Sta nell’Ircana » sont brouillés avec la justesse comme rarement.
Et Barbara Senator alors ? Mezzo-soprano allemande appelée in extremis pour sauver la soirée, elle n’a rien d’un bouche-trou. Ruggiero fait partie de son répertoire depuis peu mais elle en maîtrise déjà toutes les difficultés. La voix est ronde, charnue, égale avec de la vaillance et des notes sopranisantes qui lui valent un belle ovation de la part d’un public reconnaissant. Seul manque à son chant un élan dramatique dont on comprend sans mal ce soir, compte tenu des circonstances, qu’il lui ait fait défaut.
Version recommandée
Handel: Alcina | Georg Friedrich Händel par Richard Hickox