Une compagnie théâtrale propose à l’Opéra-Théâtre de Toulon Provence Méditerranée d’accueillir son adaptation de la Psyché co-écrite par Quinault, Corneille et Molière en 1671, pimentée d’un accompagnement musical de son cru. Claude-Henri Bonnet, le directeur de la maison, saisit le prétexte : que l’on accompagne la représentation de la musique originale de Lully, et il tient ainsi une nouvelle occasion d’élargir l’horizon musical de la ville, conformément à sa mission. Et de rechercher un ensemble d’instruments anciens, de recruter une équipe de chanteurs familiers du répertoire baroque, et l’aventure est lancée, avec les moyens matériels et humains de l’Opéra. Voilà pour la genèse de la production.
Venue à son terme, elle se présente avec beaucoup d’attraits. Visuellement, elle est très séduisante ; les jeux de lumières particulièrement réussis (Marc-Antoine Vellutini) exaltent les climats et les costumes, la plupart seyants et quelques uns décalés (pour les dieux). La scénographie dépouillée de Luc Londiveau bien qu’un peu décevante au troisième et au dernier acte – la toile peinte du séjour enchanté et les lustres de l’apothéose – est pour le reste en phase avec les situations. Quant aux évolutions de Sarah Bereby, elles sont gracieuses et conformes aux codes de la danse baroque mais on regrette souvent sa solitude.
L’adaptation conçue par Julien Balajas, le metteur en scène, procède d’une transposition temporelle assez cohérente. En situant l’action dans les années 20 du XX° siècle il la rapproche d’un public contemporain tout en trouvant des solutions ingénieuses à certains problèmes comme celui de l’absence de machines dans une production qui repousse a priori l’idée de la reconstitution. Ainsi l’enlèvement de Psyché : elle disparaît en coulisse et grâce à l’efficacité du bruitage on entend le démarrage hoquetant d’un avion, tandis que Zéphyr arbore la tenue des pilotes pionniers. Le procédé fonctionne évidemment pour l’arrivée des sœurs jalouses. De même la séquence filmée qui fait de Vénus une vedette de cinéma accompagne efficacement sa tirade initiale. Attention cependant : le rythme de certaines scènes est menacé par des silences « dramatiques ».
Une autre qualité du spectacle tient à la fluidité avec laquelle chant et théâtre s’enchaînent, par la succession sur l’espace scénique de l’actrice, puis de la chanteuse, soit que les lumières fassent disparaître l’une au profit de l’autre, soit qu’un siège tournant permette de changer dans le mouvement. On les voit aussi simultanément, sur des plans différents, dans des ébauches de pantomime où l’une semble le reflet de l’autre, en un bel effet de miroir éphémère.
A propos du versant théâtral, signalons la qualité globale de la diction, respectueuse de la prosodie et qui, sans céder à la déclamation expressive encore à la mode au milieu du XX° siècle, fait sentir la musicalité de cette langue versifiée. A saluer encore l’abattage des deux sœurs (Aurélie Cohen et Véronique Dimicoli) et des deux prétendants (Bruno Detante et Jean-jacques Rouvière, qui charge un peu son Zéphyr). La Vénus d’Ophélie Koering a de la prestance mais manque un peu de mordant (fatigue après la représentation vespérale ?). Roi digne puis Jupiter salace, Guy Lamarque soutient les deux emplois. Restent Amour, Julien Balajas, et Psyché, Maïa Guéritte, pour nous les moins convaincants. A quoi cela tient-il ? Aux limites des comédiens ? Ou à la conception des personnages ? A vouloir rapprocher l’œuvre du public d’aujourd’hui, Julien Balajas n’a-t-il pas sacrifié l’essentiel au secondaire ? Définir Psyché comme une jeune fille qui va quitter le cercle familial en découvrant l’amour et Amour comme un adolescent qui s’impose en se révoltant est évident, mais faire de leur rencontre un coup de foudre qui finit en partie de jambes en l’air, est-ce bien pertinent ? En se regardant l’un l’autre ils font une expérience majeure qui va bien au-delà de l’étreinte montrée. C’est bien parce que Psyché est à ses yeux exceptionnelle qu’Amour ne peut lui infliger la punition ordonnée par Vénus, c’est bien parce qu’Amour est exceptionnel que Psyché va sortir de son apathie sentimentale. Et c’est bien parce que leur attachement n’est pas de l’ordre commun, celui des corps qui se désirent, sur lequel règne Vénus, que la déesse voudra le détruire. C’est que la beauté physique de Psyché n’est que le reflet de son âme. On est loin du familier et du banal. C’est pourquoi même si la tragédie lyrique autorise le mélange des genres, c’est pour nous une erreur de faire des deux amants, même en passant, des personnages comiques dans un esprit potache. Psyché n’est pas nunuche, pas plus qu’Amour n’est un ado maladroit. Certes, cela les rend sympathiques, et amuse, à en juger par les réactions des spectateurs, mais cela affaiblit leur côté exceptionnel, elle par sa vertu rayonnante, lui par son statut divin et sa sublimation réussie. Ce sont des personnages nobles, non pas parce qu’elle est princesse et lui déité, mais par leur élévation spirituelle. Ni Julien Balajas ni Maïa Guéritte, on le dit à regret, n’ont rendu sensible cette dimension pour nous essentielle, qui fait de ces amants bien autre chose que les habituels amoureux de Molière.
On le remarque du reste d’autant plus que les chanteurs, eux, ne laissaient rien à désirer de ce point de vue. Leur musicalité, l’harmonie née des timbres complémentaires, la maîtrise stylistique du chant baroque font de leurs interventions des moments délicieux Lina Yang est tour à tour une Flore et une nymphe charmantes, Renaud Tripathi est touchant à souhait en homme affligé, Carl Ghazarossian ôte tout maussaderie à son Vulcain, et Luigi de Donato, d’abord second homme affligé, est un Jupiter impressionnant à souhait. Tour à tour Vénus, femme désolée et Psyché, Eugénie Warnier est souveraine de justesse expressive ; frémissante, digne, noble, elle fait trouver trop courtes ses interventions, en particulier les airs tirés de la tragédie lyrique
Maîtresse d’œuvre sur le plan musical, la claveciniste Claire Bodin, directrice artistique de l’ensemble Les Bijoux Indiscrets, s’est astreinte à une sélection musicale minutieuse – pas moins de quarante deux extraits – à partir des deux partitions de 1671 et 1678. Certes, une large part de la musique de la version dernière reprend la première composition, mais il a fallu faire des choix parmi entrées, préludes, airs et ritournelles, avec la contrainte de la cohérence entre musique et théâtre. Le résultat de ce travail, confié aux quatorze musiciens où les vents et le continuo se distinguent, est délectable. Claire Bodin dirige depuis le clavecin avec des gestes très précis et obtient une cohésion sans défaut. Peut-être pourrait-on souhaiter quelques articulations plus marquées, mais il s’agirait plus de goût que de style.
Au terme de la représentation, qui remporte un franc succès, on ne peut évidemment que souhaiter à ce spectacle, même imparfait, de trouver ailleurs un public. On ne sera pas surpris que nous rêvions, comme on l’a vu à Toulouse pour Hippollyte et Aricie de Rameau, de retrouver les fastes de Psyché dans ses deux versions. Eveiller le désir d’aller plus avant, n’est-ce pas le sceau de la réussite ?