A tout seigneur, tout honneur. Il revient à Jonas Kaufmann d’inaugurer les Met Stars Live in Concert, une série de récitals proposés en streaming un samedi sur deux au tarif de 20$ (17,5€ environ). La gratuité a ses limites ; il était temps de s’en apercevoir. Un moyen pour le Metropolitan Opera de maintenir avec son public un contact rompu de force par les impératifs sanitaires. La première institution lyrique américaine a annoncé le mois dernier baisser le rideau jusqu’au 31 décembre 2020.
De New York, Christine Goerke et Peter Gelb lancent la retransmission tandis que sous les voûtes baroques de l’abbaye de Polling en Bavière, Jonas Kaufmann, accompagné au piano par Helmut Deutsch se prépare à attaquer une forme de marathon, ce que les anglo-saxons appellent une performance : douze airs d’opéra français et italiens, enquillés sans public avec pour seule respiration des séquences vidéo commentées par Christine Goerke. Tous les deux ou trois numéros, des interviews, des extraits de représentations de La fanciulla del West, Werther, Die Walküre, Pagliacci donnent à la retransmission des allures de reportage.
Drôle d’expérience, ne serait-ce que par l’absence de communion entre les artistes et le spectateur, l’œil rivé sur l’écran, assujetti au ballet des caméras. Est-ce la tonalité tragique des airs interprétés, les circonstances ou la concentration nécessaire pour relever un défi inhabituel mais l’heure semble grave. Aucun sourire, aucun regard, aucun abandon complice ne vient éclairer un chant intérieur. L’absence de nœud papillon est la seule incartade à un dress code sévère : costume noire, veste blanche.
« You can catch more flies with honey », disent les américains, autrement dit en français, on n’attrape pas les mouches avec le vinaigre. A l’exception de « Ombra di Nube », une mélodie du compositeur et prêtre italien Licinio Refice, le programme privilégie les plus grands tubes du répertoire, avec la contrainte de sauter d’un personnage à l’autre, sans transition, sans ce minimum de récupération qu’offre entre deux tours de chant les applaudissements du public et le jeu des entrées et des sorties. Telle est la règle du streaming à laquelle Jonas Kaufmann peine à se plier dans un premier temps. Pas de faux pas dans la sélection des partitions, si ce n’est Roméo désormais trop lyrique pour une voix dramatique mise en danger par une cavatine supposée ensoleillée, mais de la réserve, voire de la raideur. Ténor ténébreux, Jonas Kaufmann l’est aussi par la couleur sombre d’un chant que l’on peut trouver inapproprié au répertoire italien. Pourtant, tout n’est pas si exotique. Cavaradossi a une male fierté et l’effet de soufflet apparaît bienvenu dans « e Lucevan le stelle » quand il peut sembler ailleurs souvent artificiel, voire périlleux. Le détimbrage comporte sa part de risque. On aime aussi Chénier, zébré d’éclairs et d’éclats, enfin vécu, comme si dans la coulisse, pendant qu’Helmut Deutsch palliait l’absence d’orchestre dans l’Intermezzo de Manon Lescaut, d’aucuns avaient conseillé au ténor de s’animer davantage. Achevé dans un rugissement sauvage, le lamento de Federico bénéficie aussi de cette nouvelle vigilance expressive.
© metopera
En dépit d’une prononciation exemplaire, les airs français laissent un sentiment plus mitigé. L’exhortation au soleil par Roméo, sur la corde raide, semble un appel wagnérien à conquérir le Walhalla. Le Cid renie ses origines espagnoles pour revendiquer une filiation germanique inattendue. Don José balance sa fleur d’un geste emprunté qu’un si bémol courageux tente de racheter quand Vasco De Gama avance conquérant, ravageur dans son « Pays merveilleux ». La puissance contraste avec des notes allégées, augmentées et diminuées que le ténor semble aller chercher non sans effort au fond de la gorge. Gros plan sur la luette dans la tourmente du son : une des particularités de l’exercice. Aucune place dans une salle, y compris dans les catégories optima récemment inventées pour majorer les tarifs sans en avoir l’air, n’offre une telle proximité avec les artistes. Voilà une autre des règles du streaming avec laquelle il faut composer : approcher via la caméra de si près le chanteur que l’écran devient miroir grossissant, au point que parfois, gêné de ne plus respecter ce qu’on appelle la distanciation sociale, le regard se détourne.
Pas d’entracte, comme l’impose « le monde d’après ». En moins de 90 minutes, l’affaire est pliée. Jonas Kaufmann frappe du coude Helmut Deutsch, partenaire fidèle qui une fois encore a su de manière exemplaire offrir l’exact contrepoint instrumental au tour de piste vocal. Nouvelle manière de saluer ; ça aussi, il va falloir s’y habituer. Prochain rendez-vous des Met Stars Live in Concert : Renée Fleming le samedi 1er août.