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Merope — Amsterdam

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Spectacle
11 février 2022
Kangmin Justin Kim, Vasilisa Berzhanskaya : l’ivresse du bel canto

Note ForumOpera.com

4

Infos sur l’œuvre

Opéra en trois actes

Musique de Geminiano Giacomelli

Livret d’Apostolo Zeno et Domenico Lalli

Créé à Venise au Teatro San Giovanni Grisostomo le 20 février 1734

Détails

Merope

Magdalena Kožená

Epitide

Kangmin Justin Kim

Lisisco

Carlo Vistoli

Argia

Beth Taylor

Trasimede

Vasilisa Berzhanskaya

Polifonte

Juan Sancho

Anassandro

Rachele Raggiotti

La Cetra Barockorchester Basel

Direction musicale

Andrea Marcon

Het Concertgebouw Amsterdam, samedi 5 février 2022, 13h00

Inconnue au bataillon, la Merope de Giacomelli (1734) ? Beaucoup n’ont probablement pas retenu son titre, mais la connaissent grâce à deux airs qui ont échappé aux oubliettes de l’histoire musicale. Ils suffisent à exciter notre curiosité à l’égard de cette partition et de manière générale vis-à-vis de l’écriture de Giacomelli. Cecilia Bartoli donnait en récital « Sposa, non mi conosci » longtemps avant de graver l’adaptation de Vivaldi qui contribua à sa popularité sous d’autres paroles (« Sposa son disprezzata » dans Bajazet, bonus de l’album Sacrificium). On ne compte plus les artistes qui ont jeté leur dévolu sur ce joyau de la veine pathétique. L’extravagant « Quel usignolo » fut, lui aussi, taillé sur mesure pour Farinelli et nombre de nos rossignols modernes s’y sont frottés, la Fortune distribuant avec parcimonie ses sourires aux audacieux. La légende rapporte qu’il faisait partie des numéros chantés chaque soir par le célèbre musico pour apaiser le roi d’Espagne Philippe V, atteint de troubles maniaco-dépressifs. 

Le cinq février dernier, les astres se sont enfin alignés pour sauver, in extremis, la résurrection de Merope, déjà prévue en 2021 et à nouveau menacée d’annulation en raison de la pandémie. Dans la foulée d’un concert à la Martinskirche de Bâle, la première néerlandaise de l’opéra de Giacomelli a mis le feu au Concertgebouw d’Amsterdam. Des spectateurs martelaient frénétiquement le sol et applaudissaient à tout rompre, manifestement ivres de plaisir à l’issue d’une représentation radiodiffusée en direct et qui restera dans les annales. Live ou studio, un enregistrement s’impose, avec la même équipe.

Fêté par ses contemporains, mais boudé par la postérité

Né à Colorno près de Parme le 28 mai 1692, Geminiano Giacomelli étudie le chant, le contrepoint et le clavecin avec Giovanni Maria Capelli, organiste et musicien à la cour des Farnese. En 1719, il entre au service de Francesco, duc de Parme, comme maestro di cappella tout en travaillant avec Capelli à la Chiesa della Steccata. Il occupera une fonction similaire à Piacenza (1727-1732), quelquefois présentée comme son lieu de naissance, avant de réintégrer son double poste à Parme. Giacomelli est l’auteur d’une œuvre sacrée relativement abondante et diversifiée dont plusieurs pièces nous sont parvenues (oratorios, motets, messe, psaume, litanies…) Impressionné par son premier opéra, Ipermestra, créé à Venise en 1724, Francesco Farnese l’aurait envoyé se perfectionner à Naples auprès d’Alessandro Scarlatti, mais les preuves manquent, comme pour son séjour à Vienne rapporté par Fétis. En revanche, les historiens ne doutent pas de sa présence à Graz en 1737 pour y diriger Cesare in Egitto, considéré comme son chef-d’œuvre. 

Giacomelli composa dix-neuf opéras pour différents théâtres de la péninsule, qui lui valurent l’estime de ses pairs, notamment Benedetto Marcello qui pourrait lui avoir obtenu la commande de Merope. Vivaldi ne prisait pas seulement « Sposa non mi conosci » : il inséra également d’autres morceaux de Giacomelli dans sa Dorilla in Tempe, Haendel reprenant son Lucio Papirio à Londres et recyclant plusieurs pages dans ses pasticcios. La musique de Giacomelli apparaît souvent dans ce genre très en vogue au XVIIIe siècle, autre témoignage du succès qu’elle rencontrait auprès de ses contemporains. Dans leurs hommages respectifs à Farinelli, Ann Hallenberg et Vivica Genaux ont inclus des extraits d’Adriano in Siria, notamment la sicilienne « Mancare dio mi sento », magnifique exemple de cantabile affetuoso, mais l’héritage de Giacomelli demeure largement ignoré de nos jours. Même le disque se limite le plus souvent aux tubes déjà évoqués. Exception qui confirme la règle, le récital de Flavio Ferri-Benedetti (Fiamma vorace, Pan) aborde des rivages inédits (Lucio PapirioCesare in Egitto). Sauf erreur, c’est le seul disque entièrement consacré à Giacomelli, alors que sa Merope mérite la même attention que celle de Riccardo Broschi, exhumée à Innsbruck en 2019, ou que certains ouvrages de Porpora et Vinci remontés ces dernières années.


Kangmin Justin Kim (Epitide)

Tyran retors et mère courage

Mis en musique dès 1711 par Gasparini, le livret de Zeno s’appuie sur la tragédie Cresphontes d’Euripide. Il nous plonge in medias res. Merope, veuve de Cresfonte, descendant d’Hercule et roi de Messène, est sur le point d’épouser contre son gré le cruel Polifonte. Dix ans plus tôt, le fourbe a envoyé son homme de main, Anassandro, assassiner Cresfonte et deux de ses fils. Merope réussit à exfiltrer son cadet, Epitide, qui se réfugia en Étolie. Polifonte accusa Merope d’avoir commandité ce triple assassinat afin qu’elle ne puisse plus prétendre au trône. Cependant, il promit de céder ce dernier à Epitide s’il venait à réapparaître tout en projetant d’épouser Merope pour assurer ses arrières. Merope lui tint tête et exigea un délai de dix ans, espérant qu’Epitide revienne alors pour venger les siens et renverser le tyran. En exil, le jeune homme s’est entiché d’Argia, princesse d’Etolie, mais Polifonte a vent de leurs fiançailles et fait kidnapper la jeune femme pour piéger le fils de Merope en utilisant sa dulcinée comme monnaie d’échange. Le père d’Argia dépêche son ambassadeur (Licisco) qui prétend le jeune homme mort. En vérité, ce dernier fait son retour à Messène en se faisant passer pour un certain Cleon. Merope n’y verra que du feu et soupçonnera même cet étranger d’avoir trucidé son cadet, une confusion exploitée par Polifonte pour tenter de se débarrasser d’Epitide. Lieto fine oblige, après moult rebondissements qui impliqueront un monstre terrassé par l’héritier légitime et nourriront la trame de l’opéra, mère et fils seront réunis, l’usurpateur défait et l’ordre naturel des choses pleinement rétabli. 

Certes, les connaisseurs auront relevé plusieurs topos et ficelles du seria de l’époque, mais le drame est solidement architecturé et même en version de concert, plusieurs tableaux laissent entrevoir un potentiel qui ne demande qu’à s’épanouir au théâtre. Lalli a remanié le livret de Zeno pour Giacomelli et si l’ajout de « Quel usignolo » est son apport le plus spectaculaire, il a également resserré l’acte II et affiné la psychologie de certains protagonistes. Porté à son juste degré d’incandescence par Magdalena Kožená, le second accompagnato de Merope révèle son adéquation au rôle. Elle possède le tempérament idéal pour incarner cette femme dévastée, à la fois écorchée vive et combattive. Créatrice de Merope, le soprano Lucia Facchinelli (la Beccaretta), était dotée d’une voix très centrale – probablement de mezzo – et surtout réputée pour ses talents d’actrice.   


Vasilisa Berzhanskaya © Agenturmaterial

Justin Kim et Vasilisa Berzhanskaya : rencontre au sommet 

Replacé dans son contexte, le fameux « Sposa non mi conosci » devient un véritable climax et revêt une tout autre portée que son avatar vivaldien, plainte d’une épouse délaissée (Irene dans Bajazet). Epitide risque tout simplement de perdre la vie : sa propre mère le prend pour l’assassin de son fils et le condamne à mort alors que sa promise, manipulée par l’horrible Polifonte, feint de ne pas le reconnaître. Le scélérat lui a fait croire que Merope a orchestré l’assassinat de son mari et qu’elle n’hésiterait pas à éliminer également Epitide si elle venait à découvrir qu’il se cache sous l’identité de Cleon. On entendrait une mouche voler tant l’auditoire semble retenir son souffle pour ne rien perdre de l’interprétation de Kangmin Justin Kim, à la fois viscérale et raffinée comme l’était son Romeo de Zingarelli à Schweztingen, oscillant entre accents déchirants et soupirs d’une ineffable mélancolie. Sans frôler de pareilles cimes, le premier lamento d’Epitide  apparaissait déjà emblématique de l’art de Farinelli, ce grand écart fascinant entre « le pathétique et l’allègre, le simple et le sublime » (Burney). Car si l’empereur d’Autriche l’incita à trouver un chemin plus direct pour toucher les cœurs, Carlo Broschi continua à faire étalage de sa technique et de son imagination, concevant jusqu’à sept cadences pour « Quel usignolo » ! Justin Kim s’en donne lui aussi à cœur joie et nous régale par son invention, mais c’est toute sa prestation qui trahit une maturité rayonnante. Son chant apparaît encore plus assuré qu’il ne l’était face à Vivica Genaux dans le Catone in Utica de Vivaldi et semble révéler également une juste connaissance de Farinelli. A l’instar du castrat, il n’hésite pas à s’aventurer sous la portée vers des graves charnus et sonores, zone périlleuse pour la plupart des sopranistes. 

Giacomelli disposait en réalité d’une paire d’as pour assurer le triomphe de sa Merope. Son nouvel opéra faisait partie des trois ouvrages qui réunissaient Farinelli et Cafarelli sur la scène du prestigieux Teatro San Giovanni Grisostomo lors de la saison du Carnaval 1734. Contrairement à son aîné, le capricieux divo n’était pas encore une star au faîte de sa gloire et dut se contenter de camper un secondo uomo, à dire vrai tellement secondaire que nous ne l’avons pas encore mentionné. Conseiller de Merope, dont il est secrètement épris, Trasimede paraît superflu sur le plan dramaturgique et n’existe guère que pour son habillage musical. Giacomelli ne réserve d’ailleurs pas à ses airs une position privilégiée, observe Sylvie Mamy (Les grands castrats napolitains à Venise au XVIIIe siècle. Liège, Mardaga, 1994), ni d’amples proportions. « Le contraste typologique, entre l’expression et la virtuosité, y est estompé » (Op. cit.) Point d’acrobaties vertigineuses ni de canto di sbalzo, la partie évoluant dans une tessiture relativement réduite (ré 3 – si 4) pour une voix dont l’ambitus dépassait les deux octaves. Rien, en somme, qui puisse inciter le castrat à entrer en compétition avec son illustre aîné. Ses numéros tendent plutôt à « une esthétique élégiaque et de bon goût, bannissant la bravoure emphatique et le pathétisme solennel. » (Op. cit.) Après la séduction immédiate de l’instrument  – un mezzo clair, mais rond et aux reflets dorés – c’est précisément le goût exquis de Vasilisa Berzhanskaya qui nous surprend et nous ravira tout au long d’une performance proprement grisante. Nous ne la connaissions pas et pour cause : loin des terres baroques, la cantatrice russe s’est d’abord fait un nom dans le saint des saints rossinien, où ses moyens comme sa maîtrise de la grammaire et du vocabulaire belcantistes ont fait sensation. Coup de foudre à Pesaro l’été dernier comme le titrait Christophe Rizoud, Vasilisa Berzhanskaya reviendra en Isabella au Concertgebouw le 19 février prochain. Quand bien même sa virtuosité reste limitée, Trasimede laisse deviner l’agilité dont elle est capable et ses contrastes dynamiques créent le frisson, mais nous goûtons davantage encore la plasticité de l’émission (variété, précision des attaques et des ciselures) et une délicatesse de touche éminemment poétique.  

Luxueusement distribué, Licisco (l’ambassadeur d’Étolie) revient à Carlo Vistoli, actuellement à l’affiche de l’Orfeo ed Euridice monté par Damiano Michieletto au Komische Oper de Berlin. Le contre-ténor transcende d’emblée son emploi avec une cadence a cappella joliment ouvragée qui déclenche le premier « bravo » très spontané d’une spectatrice. A l’image de son dernier concert parisien, sa prestation montre que si la voix s’est élargie et assouplie, le musicien s’est également émancipé et ose désormais se lâcher, distillant toujours, au demeurant, d’impeccables trilles. 

Giacomelli travaillait avec les meilleurs chanteurs de son temps : Farinelli et Cafarelli, mais aussi la Tesi, la Faustina, Senesino, Carestini ou encore Monticelli. Nous serions tenté de croire qu’il s’adaptait à leur vocalité et à leur maniera di cantare, or son inspiration baisse d’un cran avec Polifonte, le méchant de service dévolu à Francesco Tolve, qui n’était pourtant pas un second couteau. Le félon hérite du ténor ensoleillé de Juan Sancho au ramage presque trop aimable et suave pour cette créature sournoise que nous voudrions détester. En revanche, bien que mineurs, les rôles d’Argia et Anassandro, confiés à des contralti lors de la création, offrent à leur titulaires l’une ou l’autre occasion de briller que les chanteuses du jour saisissent avec aplomb. Beth Taylor a l’étoffe d’une Cornelia ou d’un Bradamante, qui figurent d’ailleurs à son répertoire, et elle confère une belle épaisseur à la princesse d’Étolie tandis que Rachele Raggiotti prête son grain singulier, même si certaines intonations rappellent Gloria Banditelli, au confident repenti de Polifonte. Au sein d’un accompagnement conventionnel dominé par les cordes, des paires de trompettes ou de cors s’invitent dans quelques airs, voire au détour d’un récitatif, mais sans défier les Farinelli et Cafarelli du XXIe siècle. N’en déplaise à ceux qui rêvaient d’un show, de tempi démentiels et d’archets percussifs,  Andrea Marcon privilégie la caractérisation dramatique et la peinture des affetti, en parfaite intelligence avec les solistes. Réactive à souhait, La Cetra Barockorchester Basel leur prodigue un soutien sans faille.   

  

 

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