Un éclairage au sol, crépusculaire, un faisceau illuminant les artistes, voilà qui concentre l’attention des auditeurs, mais aussi convient à ce programme, initié en juin à Saint-Denis, où alternent mélodies et pièces pour piano françaises, concluant par Gezi Park, l’œuvre emblématique de Fazil Say. Marianne Crebassa, qui chante chez elle, et le pianiste, tous deux familiers du Festival Radio France Occitanie Montpellier, prolongent en quelque sorte leur enregistrement pour Erato sous le titre « Secrets », justement salué par la critique internationale.
Fazil Say et Marianne Crebassa © DR
Les Trois mélodies de Paul Verlaine, trop rares au concert, ouvrent le programme. On est heureusement surpris par ce piano subtil, clair, d’un interprète qui fréquente peu Debussy. Quant à Marianne Crebassa, cette entrée en matière lui permet de faire montre de ses qualités de longueur de voix et de phrasé, nous réservant le meilleur pour la suite. C’est un vrai bonheur que de redécouvrir sous les doigts de Fazil Say les trois gnossiennes de Satie, finement détaillées, subtiles, servies avec une délectation manifeste. Le contraste est accusé avec la Cathédrale engloutie, d’une puissance paroxystique, aquatique aussi. Toujours du premier livre des Préludes de Debussy, c’est l’aspect débridé, quasi improvisé de Minstrels qui apparaît comme le sommet de l’art du pianiste, dont la maîtrise rythmique semble difficile à égaler : éblouissant. S’il ne pose jamais, la posture singulière de Fazil Say surprend toujours autant. Juché haut sur sa banquette, très proche du clavier, assis très en arrière, il ne s’appuie jamais sur ses pieds dont les talons touchent rarement le sol. Courbé sur l’instrument, le geste démonstratif, naturel mais insolite maintient la résonance, sculpte le son, comme si sa main libre sollicitait l’orchestre. Tout son corps respire la musique, quelle qu’en soit la nature.
Tout ceci n’était peut-être qu’une sorte de grand prélude au sommet que constituent les trois mélodies de Shéhérazade et la Vocalise-étude de Ravel. On redoute toujours la version pianistique, même signée du compositeur, tant la magie orchestrale que l’on connaît paraît irréductible. Vaine crainte lorsqu’un Fazil Say s’empare du piano pour en tirer toutes les couleurs, tous les phrasés, tous les accents qui nous font oublier les références. Marianne Crebassa déploie sa voix, chaude, souple, aux phrasés exemplaires et, dès les trois « Asie », on sait que l’émotion est au rendez-vous. Capiteuse, rêveuse, enfiévrée, sensuelle, d’un raffinement extrême, dans chacun des tableautins de la narration, cette voix fascinante nous envahit. La Flûte enchantée, où le piano enlace le chant avec grâce et légèreté, n’est pas moins admirable. L’indifférent, avec son mystère, est empreint d’un lyrisme retenu. Cette interprétation absolument magistrale s’enchaîne heureusement avec la Vocalise-Etude en forme de habañera, beaucoup plus rare. C’est alors, sans ostentation, l’expression de la jouissance d’une voix au sommet de son art, jeune, colorée, puissante, dans un écrin pianistique inégalable.
La seconde partie du récital débute par les deux pièces qui ouvrent et ferment Mirages, de Fauré. C’est l’occasion d’illustrer cette facette incontournable de la mélodie, mais aussi de mesurer la distance entre cet art raffiné jusqu’au maniérisme, aux textes ampoulés, et celui de Ravel (Asie est de quinze ans antérieur). Heureusement, deux mélodies de Duparc nous sont offertes. Dans la célèbre Chanson triste, d’une émotion juste, avec une splendide partie pianistique, puis Le pays où se fait la guerre, dense, véhément, Marianne Crebassa nous bouleverse autant qu’elle nous éblouit : la voix est immense, avec une égalité parfaite, une projection qui nous font augurer une grande wagnérienne. Et pourquoi pas Mahler ?
Pour mieux sceller cette entente parfaite entre la voix et le piano, le programme s’achève sur Gezi Park, cette œuvre forte écrite par Fazil Say en écho à la répression brutale des manifestations stambouliotes de 2013. Des multiples versions ont été déclinées par le compositeur, nous écouterons tour-à-tour l’ample sonate pour piano, puissamment évocatrice, puis la ballade pour mezzo et piano, elle-même transcrite de celle pour mezzo, quatuor à cordes et piano. Entièrement vocalisée, sa parenté avec la pièce de Ravel relève de l’évidence, au croisement des musiques européennes et orientales, c’est un tour de force, qui engage la voix dans ses limites extrêmes, elle émeut au plus haut point, en ignorerait-on le sujet. Le long silence qui succède traduit bien la force expressive à laquelle le public a été soumis. Les acclamations, incessantes, sont récompensées par deux bis : Summertine, de Gershwin, puis le non moins célèbre «Voi che sapete» (Chérubin, au IIe acte des Nozze di Figaro). La sérénité est retrouvée, et la joie est dans les cœurs.