Parée de l’apparente austérité de l’oratorio, Semele reparaît au Théâtre des Champs-Elysées, en hommage à Dominique Meyer, directeur général du Théâtre depuis onze ans, partant pour l’Opéra d’Etat de Vienne.
Disposée dans un écrin de bure, sobre et dépourvue de fard, vêtue des mêmes atours que lors de sa dernière apparition au TCE en 2004, Semele dissimule derrière une feinte indigence, un matériau luxueux, façonné dans la soie et l’hermine.
L’opéra qui s’annonce comme une prière est en réalité une tragi-comédie inspirée de la littérature profane, moquant les querelles des dieux de l’Olympe : Cadmus, roi de Thèbes veut marier sa fille Sémélé contre son gré à Athamas, prince de Béotie. Ce dernier est aimé secrètement d’Ino, la sœur de Sémélé qui elle même est éprise de Jupiter. Le roi des dieux, séduit par les charmes de la belle thébaine, l’enlève sur le Mont Cithaeron. Apprenant la nouvelle, Junon furieuse décide de se venger de la présomptueuse mortelle et faisant appel à Somnus, dieu du sommeil, pénètre dans le Temple où le couple fugitif s’est réfugié. La déesse convainc aisément la vaniteuse Sémélé d’exiger du roi des dieux qu’il lui apparaisse « avec ses atours célestes ». Mais la mortelle ne pouvant supporter la vue du « puissant Jupiter tonnant » se consume dans le feu de son divin amant. De cette union éphémère naît Bacchus, dieu des plaisirs, de l’ivresse et des débordements, réincarné ce soir en jéroboam de champagne.
L’ambigüité du ton, balançant entre comédie et tragédie, la multiplication des scènes alternant entre ciel et terre, entre sommeil et éveil, sont autant de difficultés que le metteur en scène David McVicar surmonte avec ingéniosité. Puisque Semele avait été composé comme un oratorio, sans mise en scène, celle de l’écossais sera sobre et minimaliste : une architecture unique aisément transformable, constituée d’un plateau circulaire tantôt incliné pour signifier le royaume des dieux, tantôt aplani pour représenter le royaume de Thèbes ; environnant la scène, le mur circulaire d’un temple de Ledoux, surmonté d’un balcon où le chœur vient prendre place. Pourtant, malgré la modestie des moyens, chaque scène a sa propre esthétique : les grands plateaux structurés par un astucieux jeux de lumières alternent avec des « scènes-récitals » où, le rideau baissé derrière lui, le soliste se retrouve plongé dans une atmosphère plus intimiste. Quelques accessoires finissent d’orner élégamment cette architecture éphémère où naissent les brumes du sommeil, les aurores parfumées de l’Olympe, les orages de la colère de Junon et les pluies d’étoiles fruits des amours de Jupiter.
Si le décor est épuré, c’est aussi qu’il ne doit pas nuire à la richesse des costumes conçus par Brigitte Reiffenstuel, comme éléments structurants de la mise en scène.
Ces costumes d’inspiration XVIIIe habillent et incarnent chacun des personnages : ainsi, la robe de Junon, évocation ovidienne, est couverte des cent yeux du géant Argus « répandus sur le plumage de l’oiseau consacré à la déesse [le paon], ils éclatent comme des pierres précieuses sur sa queue étoilée »1. Iris, messagère des dieux, « revêt sa robe aux mille couleurs »2. Cupidon, vêtu comme il se doit d’un habit de toile rouge carmin, brodé de soutaches d’or, est aveugle3, comme le suggère l’épais maquillage rouge qui barre ses yeux et la canne qui lui sert de guide.
Mais la garde robe confectionnée pour Sémélé dépasse en somptuosité et en créativité toutes les autres. Chaque costume dit un état d’esprit de l’héroïne : une chemise de nuit de soie blanche suggestive lorsqu’elle est soubrette, une robe princesse de taffetas rose et argent lorsqu’elle minaude en coquette, une robe de nuit garnis de volants, virevoltante à chaque effet de manche, taillée pour les caprices, un manteau d’hermine royale pour l’orgueilleuse croyant venue l’heure de son immortalité. Il est regrettable qu’elle fut alors accompagnée non pas d’un Jupiter dans toute sa « bruyante splendeur »4, mais d’un Bidochon en pyjama.
Pour incarner ces personnages, Christophe Rousset réunit autour de lui une équipe de chanteurs de tout premier plan et il faut bien cela pour venir à bout de la partition de Haendel dont les parties vocales illustrent l’étendue du bagage technique que doit maîtriser nos « belcantistes » baroques : recitativo, legato, canto spianato, elegiatico, coloratura di forza, messa di voce, rien ne leur est épargné.
S’il fallait décerner une palme, elle irait sans hésitation à Vivica Genaux, qui à l’instar de Esther Young lors de la création de l’opéra en 1744, chante les rôles de Junon et d’Ino jouant ainsi de l’ambiguïté des personnages tant vocalement que sur le plan dramaturgique. Ce parti pris est rare compte tenu de sa difficulté d’exécution : le mezzo-soprano colorature de Junon se situe dans un registre très central et ne permet aucun élan à la chanteuse. La seule marge de liberté se trouve dans la variation des ornementations d’une partition déjà très serrée. A contrario, le mezzo-soprano dramatique d’Ino fait appel à un registre élargi, plus coloré, plus libre de varier l’accent et la prosodie haendélienne. Malgré la dualité de ses rôles, Vivica Genaux jongle entre ses personnages, et d’une voix extrêmement mobile parvient à changer de nature et de caractère, alternant entre le sombre « you’ve undone me » d’une sœur fiévreuse d’amour et de jalousie et l’irrésistible « Hence, Iris, hence away » d’une divinité en plein délire sadique.
Richard Croft connaît bien ce rôle qu’il avait déjà chanté de façon époustouflante en 2004 sous la direction de Marc Minkowski. Ce soir encore, son jeu fait preuve d’une grande noblesse, son art de vocaliser s’appuie sur une belle émission, une parfaite maîtrise du souffle, et une économie des gestes, comme en témoigne le morceau de bravoure « Too well, I read her meaning ». A cette technique s’ajoute une capacité à émouvoir, une palette émotionnelle extrêmement riche : brûlante de désir dans « come to my arms ». La puissance du dieu transparait même dans le chant retenu de « ah, take heed what you press ».
En revanche, Danielle de Niese dans le rôle titre nous déçoit un peu. Si ses arias sont parfaitement maitrisées, si elle navigue sans peine dans tout le registre jusqu’au contre-mi, ses vocalises apparaissent souvent comme à un exercice désincarné. On apprécie encore le « Myself I shall adore » pour sa virtuosité mais à force, le « No, no I’ll take no less » devient franchement ennuyeux, comme privé de dynamique et de direction. D’abord très sensuel, le personnage s’effiloche au fil de la partition, jusqu’à devenir une petite minaude inconsistante au timbre un peu étroit, bien loin de la Sémélé impérieuse et vaniteuse enregistrée par Cecilia Bartoli en 2007 (Decca).
L’abyssale basse Peter Rose incarne également deux rôles : Cadmus et Somnus, Aussi drôle qu’envoûtant dans la berceuse « Leave me, loathsome light », il fait rapidement la conquête du public tant par son jeu scénique que par son timbre sorti tout droit des limbes où il sommeille.
Claire Debono innove en incarnant Cupidon, rôle qui fut supprimé par Haendel peu avant la première, rétabli par Christophe Rousset. Tantôt eros, tantôt filia, tantôt agape, la voix de la soprano incarne tour à tour, les différents états de l’amour, fil conducteur de cette tragi-comédie grecque. Quant à l’Iris de Jaël Azzaretti elle est également fort séduisante et son chant habile à ciseler de vocalises l’exigeant « Look where cithaeron proudly stands ».
Enfin, Stephen Wallace est un peu décevant en Athamas. Même si le rôle ne permet pas beaucoup d’inventivité, le contre-ténor nous semble terne aux côtés de Vivica Genaux dans le sublime duo « you’ve undone me ».
S’agissant d’un opéra-oratorio, le chœur tient un rôle tout à fait important dans la partition haendelienne, jouant tour à tour les garçons d’honneur, les prêtres ou les demi-dieux. Pourtant, celui du Théâtre des Champs Elysées n’est pas au niveau de ce que l’on pourrait attendre d’un chœur professionnel : les décalages avec l’orchestre sont flagrants, tout particulièrement dans le premier acte. Est-ce la comparaison avec l’impressionnante phalange de solistes qui joue en leur défaveur ? Toujours est-il que chacune de leurs interventions semble tomber à plat, manquant de structure, de cohérence et de phrasé.
En revanche il faut applaudir l’excellent travail des musiciens des Talens Lyriques, et tout particulièrement de son violoncelle solo. Sous la battue nerveuse mais minimaliste de Christophe Rousset, la symbiose entre l’orchestre et les solistes est ce soir parfaite.
1 Ovide, Métamorphoses, Livre I.
2 Ovide, Métamorphoses, Livre XI.
3 Théocrite, Les moissonneurs, Milôn et Battos, « Ploutos n’est pas le seul Dieu aveugle ; Erôs aussi n’y voit point ».
4 Ovide, Métamorphoses, Livre III.