Ce Tristan s’annonçait alléchant : Meier – Seiffert – Salminen – Haitink – Guth, ça ne se refuse pas. Hélas, Waltraut Meier a abandonné le navire avant la première suite à un désaccord avec Haitink, et Peter Seiffert est annoncé souffrant le soir où nous sommes dans la salle. Décidément, après Ben Heppner en méforme il y a 10 jours pour la première de l’Otello dirigé par Harding à Baden-Baden et à Paris, nous n’avons pas de chance avec les ténors…
Si nous doutions (et sans doute Heppner lui même) de l’adéquation du ténor canadien avec le rôle d’Otello, il n’en est pas de même pour Peter Seiffert qui, avec les années, a vu sa voix prendre plus d’ampleur et de corps au point que d’un beau Lohengrin, il est devenu un très bon Tristan. La puissance de la voix, la beauté du timbre, la présence sur scène sont autant d’atouts pour tenir ce rôle éprouvant entre tous. Las, s’il est réellement convaincant au premier acte et pendant le duo d’amour du II, il perd progressivement sa voix dès la fin du deuxième pour finir au troisième sur des sons éructés et éraillés extrêmement pénibles au point de mettre la salle très mal à l’aise car, plutôt que de marquer, d’octavier, voire de ne plus chanter, le ténor tient à faire toutes les notes ! On en vient à être complètement soulagé de sa mort à l’arrivée d’Isolde, ce qui est un comble. Le même scénario s’étant produit lors d’une précédente représentation, on reste inquiet d’une méforme si persistante…
À ses côtés, l’Isolde de Barbara Schneider-Hofstetter affiche un volume impressionnant et se jette tête baissée dans sa partie. Si la chanteuse semble parfois chercher ses graves, les aigus sont rayonnants (sauf les Ut du début du II, en arrière) et dominent la masse orchestrale. On pourra certes souhaiter un peu plus de finesse (le « Ah » suivant le dernier soupir de Tristan est, à ce titre, cruel) mais la chanteuse n’en campe pas moins une belle Isolde.
La Brangäne de Michelle Breedt est moins spectaculaire de timbre ou de puissance et pourtant, quelle belle prestation elle nous a offerte ! Certes, le timbre est un peu assourdi mais beau sur toute la tessiture avec des aigus superbes qui rendent ses appels du deuxième acte de très beaux moments. Tout juste aurait-on souhaité des consonnes finales moins explosives…
Le Kurwenal de Martin Gantner est quant à lui proche de la perfection avec un très beau timbre, clair et assez ténorisant, et un chant d’une extraordinaire beauté. L’acteur est en outre excellent. Une grande réussite.
Mais c’est vraiment Matti Salminen qui, une fois de plus, nous a littéralement fait chavirer en nous offrant le plus beau Roi Marke que nous n’ayons jamais vu et entendu. Cet artiste a réellement tout : une présence scénique indiscutable, un timbre unique, une ligne de chant à se damner, une diction parfaite, une intelligence du mot fabuleuse et bouleversante, une subtilité confondante dans le jeu et une voix toujours aussi puissante et dans un état encore impressionnant. N’en jetons plus, ce chanteur est absolument miraculeux dans ce rôle, on est à genoux et en larmes. Chapeau bas monsieur.
Les seconds rôles sont inégaux, si le sonore Melot de Volker Vogel et le joli Pâtre de Joa Helgesson sont très beaux, le marin de Peter Sonn est trémulant et sans charme.
Belle prestation des chœurs à la fin du premier acte.
Nous attendions beaucoup de Bernard Haitink, un chef que nous admirons tant. Oserons-nous dire qu’il nous a un peu déçu ce soir ?… Du moins, avouons qu’un Tristan aussi « actif », dynamique, parfois rapide jusqu’à pratiquement anesthésier l’émotion, ne correspond pas à l’idée que nous nous faisons de l’ouvrage. Le solo de cor anglais du troisième acte est à ce titre éloquent : joué comme une cadence de concerto, il ne s’en dégage aucune nostalgie, aucune désolation… La direction du chef néerlandais ne manque pourtant pas de science et d’équilibre (l’orchestre brille d’ailleurs de tous ses feux avec une direction aussi symphonique), là n’est pas la question, mais ce « bulldozer » (car tout est aussi très fort – au point de souvent couvrir les chanteurs – y compris dans les solos comme « saturés ») avance en écrasant un peu tout sur son passage…
Si nous devions revoir ce Tristan, ce serait, outre pour le sublime Salminen, afin de revoir et goûter la prodigieuse mise en scène, sinon mise en abyme, de Claus Guth et d’en fouiller tous les recoins et d’y découvrir sans doute de nouveaux éléments. Ce travail nous a en effet complètement fasciné de la première à la dernière image, et Dieu sait s’il y en a.
Bien sûr, un Tristan qui exclut totalement l’élément marin peut paraître étrange, sinon incongru. L’action est en effet transposée dans une demeure bourgeoise du XIXème siècle et évoque la passion de Wagner pour Mathilde Wesendonck à… Zürich justement, où le compositeur écrivit Tristan (des reproductions d’un tableau montrant Mathilde Wesendonck, des manuscrits des Wesendonck-Lieder et des photos de la villa Wesendonck parcourent d’ailleurs le programme).
Tout ici se déroule donc dans un cadre familial et bourgeois dont les codes et les usages régissent la vie sociale et sentimentale. Le monologue de Marke se déroule ainsi autour d’une longue table dont les différents membres de la famille du roi affichent des airs graves. Prodigieuse image qui montre combien, ici, la trahison d’Isolde ne concerne pas seulement Marke mais aussi l’honneur de la famille. La famille justement, il en est aussi question avec cette gémellité entre Isolde et Brangäne. Très sensible au premier acte (elles se ressemblent, s’habillent de la même manière, font les mêmes gestes, leurs chambres se font face, etc.), elle l’est beaucoup moins au deuxième, comme si la destinée des deux sœurs se séparait.
Autant de « pistes » qui donnent le vertige par la profondeur qu’elles apportent à l’intrigue. Car tout cela, au lieu d’entraver notre compréhension de l’œuvre, l’enrichit singulièrement.
Autre élément de fascination, une scénographie assez incroyable avec un plateau tournant révélant différentes pièces : au premier acte, la scène est coupée en trois et révèle pourtant quatre endroits différents (les changements de décors se font pendant qu’un des espaces est invisible) : la chambre d’Isolde, un salon, la terrasse, puis la chambre de Brangäne, exact symétrique de celle d’Isolde (fantastique image). Au deuxième acte, la scène est coupée en deux : un salon et une grande salle à manger séparés par un couloir. Enfin, au troisième, prodige des prodiges, on retrouve à la fois la grande salle à manger du deuxième acte et la chambre d’Isolde du premier, autant de pièces où Tristan erre comme à la recherche de souvenirs qui lui redonneraient la force de vivre.
Terminons, si cela est possible, avec une direction d’acteurs soignée, originale (le début de l’acte II se déroule au milieu d’une soirée où les invités parcourent les différentes pièces de la maison mais où parfois ils se figent pour donner plus de prégnance à certains échanges entre Isolde et Brangäne) et là encore pleine de profondeur. On pourra par contre trouver plus maladroit certains moments du II, comme par exemple les deux amants débarrassant énergiquement la vaisselle de la grande table afin de se coucher sur celle-ci.
Bien peu de choses face à l’intensité et l’originalité de cette vision de Tristan qui ne cesse de hanter la mémoire, et pour longtemps, une fois sorti du théâtre.
Espérons que le Parsifal que Claus Guth mettra en scène dans la même maison (sous la direction de Daniele Gatti) en fin de saison sera du même niveau.