Il est passionnant d’assister à un évènement que l’on voudrait plus fréquent sur scène : la prise de risques absolue, qui n’est pas provocation pour le plaisir, mais confrontation à cœur et à corps avec une partition. Pari gagné ! Tant par son sujet, politiquement sensible, que par son écriture musicale survoltée, et une mise en scène enflammée dans tous les sens du terme, le choix d’Aviel Cahn de Mazeppa pour sa première production à la tête de l’Opéra des Flandres mérite un coup de chapeau, d’autant que ce n’est que le premier volet d’une future trilogie Tchaïkovski – Pouchkine à venir. Il s’agit aussi pour la Belgique d’une découverte, après des productions scéniques restant rares par ailleurs : New York, St Petersburg, Salzbourg… Et Berne, où en 2006, c’était déjà la jeune allemande Tatjana Gürbaca qui réalisait la mise en scène, avec une distribution elle aussi puisée en partie dans les meilleurs éléments de la troupe du Théâtre Mariinski. On retrouve les mêmes choix pour les premiers rôles, sauf Maria : Nikolai Putilin, Mikhail Kit, Leandra Overmann. Première approche toute de gris, de béton, d’une froideur totalitaire que l’on avait alors souvent jugée contradictoire avec la violence des passions, et la démesure dramatique de l’ouvrage. La seconde approche change donc le propos.
Rarement un livret aura autant peint de noir tous ses personnages. La saga de feu et de sang se déroule sur fond d’opposition séculaire entre Russie et Ukraine, encore pertinente aujourd’hui. Sujet délicat à aborder, Mazeppa étant d’un côté célébré comme un héros national (Ukraine), de l’autre comme un tyran sanguinaire (Russie), au point que l’Eglise russe prononce encore tous les ans un anathème contre lui. Dans l’opéra de Tchaïkovski, on ne s’étonnera pas que le point de vue russe l’emporte, ni que l’amour vienne pimenter le conflit : Maria devient enjeu de pouvoir entre Mazeppa et son vieil ami Kotchoubeï, père de la jeune fille. Si le premier fait d’une puissance absolue la condition nécessaire au triomphe de ses idées, jusqu’à piétiner conscience, amitié et loyauté, le second, accroché aux valeurs traditionnelles, fomente un complot perdu d’avance, qui provoquera sa mort. Mazeppa déclenchera la catastrophe finale en poursuivant si loin pour l’Ukraine son rêve d’indépendance qu’il en trahit le Tsar, déclenchant le cataclysme de la bataille de Poltava et la folie de Maria, pauvre gamine écervelée attirée par l’argent et le pouvoir. Autour d’eux, les autres personnages dérivent de désespoir en violence, de fourberie en résignation. Si quelques interventions d’enfants, en qui on laisse deviner de futurs adultes pas meilleurs que leurs parents, desserrent parfois l’étau, on se dit pourtant que chacun, même le plus vil, montre pourtant une part de pureté dans son rêve démesuré : Mazeppa et son rêve d’Ukraine, Maria à ses côtés ; Kotchoubei et sa naïveté politique ; Maria et ses rêves simplistes de richesse et de maternité…
C’est le tableau d’une tyrannie de tous les temps que choisit de dresser Tatjana Gürbaca, au risque de la saturation et de la perte d’impact que provoque la surenchère permanente. Assez caractéristique de la mise en scène allemande dans certaines de ses récurrences, notamment l’utilisation d’accessoires sensés porter une symbolique parfois absconse (ici la soupière, le bateau d’enfant, ou le cactus en plastique), la dramaturgie fonctionne toutefois de plus en plus admirablement au cours du déroulement de l’opéra, après un premier acte rendant perplexe. Sur l’ouverture, le rideau s’ouvre sur Maria de dos, se remémorant son enfance : paysage de conte d’enfant, maisons et arbres miniatures, rivière idyllique, chœurs de femmes aux champs… puis la belle façade et l’héroïsme tonitruant s’effritent, et la machine à détruire se met en place, mêlant jusqu’à la nausée sphère politique et sphère privée, jusqu’à la désolation finale que Maria dans le dernier tableau contemplera aussi, dans la même position. A partir du deuxième acte, la violence emporte tout. On comprend alors cette contradiction apparente entre la naïveté du décor initial, et l’emphase dramatique : il ne peut y avoir de demi-mesure dans la brutalité faite aux êtres et aux sentiments, écho du puissant expressionnisme de la partition. La transposition contemporaine de Gürbaca emprunte autant à la Tchétchénie, à l’actualité russe la plus récente, qu’à Abou Graïb (le condamné humilié par un costume de porc, le supplice du seau d’eau, l’empoisonnement par un repas frelaté), autant de clins d’œil fonctionnant admirablement, et compris d’ailleurs par un public très empathique. S’ajoutent à cela un maniement exemplaire du chœur et des déplacements scéniques, et une direction d’acteur demandant une implication constante, souvent périlleuse sur le plan vocal. Au rythme de la déchéance de Mazeppa, le plateau devient l’enfer, dans un saccage diablement maîtrisé, qu’accompagne une des pages symphoniques les plus haletantes de Tchaïkovski, la Bataille de Poltava.
Au maelström scénique répond un orchestre survolté, dirigé avec fougue et précision (quelques légers décalages cependant avec le chœur…) par Dmitri Jurowski. La partition est un feu permanent, d’une puissance éloquente et virtuose. Sachant ménager les rares plages de tendresse ou d’élégie comme respirations indispensables, Jurowski déploie lyrisme et vigueur, faisant irrésistiblement penser ici à la manière Gergiev. Comparaison qui est raison, car les rôles principaux ont déjà été entendus sous cette baguette : Nikolai Putilin en Mazeppa au bord de la vieillesse impressionne par son souffle et son large registre ; Mikhail Kit campe un Kotchubei au timbre splendide, et un personnage au dégradé subtil, plus humain que tous les autres. Belle Maria de Tatiana Pavlovskaya, parfois tendue vocalement, mais progressivement habitée par un rôle démesuré de gamine dépassée par ses rêves, jusqu’à la folie hallucinée et une prestation finale bouleversante. Enfin, coup de chapeau spécial à Leandra Overmann, qui dans le rôle de la mère de Maria lâche toute distanciation dramatique et atteint au risque de sa voix une folie douloureuse et suffocante.
Aviel Cahn démarre son mandat à la direction de l’Opéra des Flandres par une production survoltée, souvent aux limites de la surtension, tant vocalement que scéniquement, et ovationnée par le public.