Hier soir, au Théâtre des Champs-Élysées, Matthias Goerne a été doublement célébré : d’abord par le public, venu nombreux, et qui lui a réservé une longue ovation ; ensuite par la République Française qui lui a décerné à l’issue de la première partie du spectacle la distinction de Chevalier des arts et des lettres que l’artiste a souhaité recevoir sur scène en partage avec son public. C’est à Michel Franck, directeur du TCE, et Christophe Ghristi, directeur général du Capitole de Toulouse qu’est revenu l’honneur de remettre à Matthias Goerne la médaille tant méritée. Leur présence au côté de l’artiste dans cet évènement n’est pas dû au hasard, mais à l’annonce, d’une seule voix, en forme de scoop, de la co-production d’un opéra à venir dont le baryton allemand tiendra le rôle-titre au cours de la saison 2023-24. Dans leur allocution respective, ils ont rappelé l’attachement de l’artiste à la France, lequel, contrairement à beaucoup, connait de l’Hexagone bien d’autres théâtres que les antres parisiennes. Ils ont rendu grâce à l’artiste d’avoir fait aimer à ce point le lied et la langue allemande aux Français et notamment le répertoire schubertien, qu’il a habité de nouveau avec brio à l’occasion de ce concert.
Matthias Goerne a, en effet, à maintes reprises, chanté ce répertoire, mais cela ne l’empêche nullement une fois encore de remettre l’ouvrage sur le métier pour creuser davantage son sillon dans le clair et l’obscur comme un artisan qui met continuellement à l’épreuve son savoir-faire. Car à chaque exploration entreprise par l’artiste, se cache une nouvelle découverte de l’univers schubertien, d’une richesse et d’une beauté indicibles. Un voyage au bout de la nuit jusqu’au crépuscule du jour et dont on revient immanquablement transformé. Les pièces choisies pour nourrir le programme ont été présentées dans des arrangements d’Alexander Schmalz, pour orchestre de chambre, essentiellement de cordes, dont on pourrait discuter, mais qui se sont révélés au cours de la soirée, plutôt bienvenus. C’est donc un Schubert revisité que nous a proposé Matthias Goerne et qui sera d’ailleurs l’objet de son prochain album chez DG (sortie le 6 janvier 2023)
Voyager avec Schubert, c’est sillonner le territoire du romantisme dans tous ses reliefs contrastés, de ses panoramas émouvants à ses falaises vertigineuses, en passant par ses rives tourmentées presque maladives. Dans ce paysage escarpé, Matthias Goerne est en ses terres. Il a appris à lire la carte topographique shubertienne avec la précision d’un géomètre et la finesse d’un peintre. Comme le chanteur l’a justement dit dans une interview accordée à Alexandre Jamar en 2017 : « La transmission chez Schubert passe moins par une quantité de bonnes idées que par un seul message, profond et tolérant. C’est d’ailleurs cette capacité de pénétration et de dialogue généreux avec un individu quel qu’il soit qui fait la force de la musique de Schubert: il nous apporte à tous quelque chose. »
Sur la scène du TCE, le baryton allemand a une nouvelle fois chanté autant avec son être qu’avec sa voix, et c’est ce qui rend son interprétation si magnétique. Le balancement de son corps, posture s’apparentant presque à une danse, devenu une empreinte emblématique de l’artiste, dit tout de l’émotion qui le traverse quand il épouse tant les mots que la musique. Le chant est ici un don total de soi fait au public. La partition est déroulée entièrement de mémoire, sans aucune faille, avec une concentration totale.
Au sommet d’une maîtrise technique évidente, Matthias Goerne sait tirer la plénitude d’un instrument en offrant à l’auditeur des trésors de legato et de beauté vocale, avec un art consommé des nuances. Dans Des Fischers Liebesglück, il distille une émotion à pas feutrés, sans effusion, dans l’écrin d’une simplicité confondante. À l’aise autant dans la déclaration d’amour sur un ton enlevé de An Silvia, mais toujours mesurée, que dans l’introspection des pages les plus lentes de Wandrers Nachliebe, le baryton déploie tout son art du texte et de la phrase. Son interprétation fouillée mais dépourvue de tout maniérisme – écueil soigneusement évité alors que d’autres y sautent à pieds joints – tout à fait idéale dans Schubert. Tout concourt à faire entendre une puissance expressive et narrative savamment dosée agrémentée d’une capacité descriptive indispensable dans ce répertoire et qui atteint son point d’orgue dans Erlkönig, par lequel il emporte l’enthousiasme du public et conclut ainsi d’une manière éclatante la première partie du programme.
Sans être électrisante, la direction de Manfred Honeck à la tête du Deutsche Kammerphilharmonie Bremen est d’une grande efficacité, et entièrement au service de la voix de Matthias Goerne, le chef suivant attentivement le soliste en offrant tout l’espace nécessaire à son interprétation. La complicité entre eux est palpable, les deux artistes ne cessant d’échanger des regards au fil de la soirée, et se congratulant ensuite à la fin du concert, dans de chaleureuses accolades. Même si on aurait souhaité davantage de nuances que ce tutto fortissimo constant, gachant quelque peu les meilleurs effets, la prestation de l’orchestre, globalement de belle tenue, a surtout révélé l’excellence de la section des cordes, qui a particulièrement brillé dans la 9e symphonie schubertienne en seconde partie du programme.
C’est sous un tonnerre d’applaudissements que Matthias Goerne est venu saluer le public avant de recevoir les honneurs de la France, dans une parenthèse bouleversante, et que le compositeur lui-même aurait pu applaudir à son tour tant l’émotion a parcouru l’auditoire longtemps. Une émotion suscitant tout à la fois l’envie de revoir au plus vite l’artiste sur scène, et la curiosité de le découvrir, la saison prochaine, dans le rôle-titre de la nouvelle production de cet opéra dont le nom demeure encore confidentiel…