Des créations mondiales dont on ressort tout guilleret, avec l’envie de revoir très vite l’œuvre dont on a assisté à la première, voilà qui n’est pas si courant. Le fait qu’il s’agisse d’une comédie n’y est peut-être pas pour rien : on meurt beaucoup à l’opéra, encore aujourd’hui, et il n’est pas désagréable d’assister parfois à un spectacle qui se termine bien. Souriant, oui, mais pas niais, et pour ce nouvel opus, Jonathan Dove s’est tourné, comme certains de ses collègues, vers un personnage historique connu de tous, dont on fête cette année le bicentenaire de la naissance. Comme Philip Glass avec Walt Disney ou John Adams avec Robert Oppenheimer, le compositeur britannique a mis Karl Marx au centre de son opéra, mais ainsi qu’il l’expliquait en interview en juin dernier, un Karl Marx en proie à des problèmes domestiques qu’il est à peine besoin de romancer pour en tirer un bon livret d’opéra-bouffe. C’est ce qu’a su faire Charles Hart sur la suggestion de Jürgen R. Weber. Avec un résultat bien moins sérieux que ses confrères américains, Jonathan Dove n’en écrit pas moins une musique souvent proche de la leur, de John Adams en particulier : quand la fille de Karl Marx entonne son air « My father is… », avec sa pulsation obstinée, ses phrases coupées et répétées, et ses envolées dans l’aigu, on pense par exemple à « I am the wife of Mao Tse-Tung » dans Nixon in China, impression que confirmeront par la suite les superbes pages destinées au chœur (notamment l’impressionnant « Awake, Karl Marx », vers la fin du premier acte, interprété avec force par le chœur du Theater Bonn), même si l’on savait déjà, grâce au Monstre du labyrinthe, combien l’écriture chorale réussit à Dove. Ceux qui connaissent Flight, l’opéra qui lui a valu la célébrité, savent que la comédie lui va aussi fort bien, et c’est ainsi que s’explique la présence de David Parry dans la fosse : ce spécialiste du bel canto, qui a beaucoup enregistré Donizetti et Offenbach pour le label Opera Rara, sait tenir un orchestre jusqu’au bout d’une intrigue, avec sa résolution comique, qui passe entre autres choses par un ensemble où chaque personnage se croit pris de folie, rappelant les grandes réussites de Rossini dans ce domaine. On regrettera seulement que Jonathan Dove n’ose pas toujours aller jusqu’au bout de son audace, alors que le public le suivrait certainement même si le duo d’amour du couple de jeunes premiers sonnait moins comme une comédie musicale.
Pour évoquer celui qui a longuement réfléchi sur les conséquences de la Révolution industrielle, Jürgen R. Weber place sa mise en scène sous le signe des machines et de la vapeur. Dans un décor proche des assemblages de Louise Nevelson, qui peut se transformer en atelier et d’où jaillissent régulièrement des jets de fumée, des plates-formes mobiles ne cessent d’apparaître, poussées par six figurants mimant les damnés de la terre. Sur ces plateaux évoluent les membres de la famille Marx, en cette folle journée du 14 août 1871 durant laquelle se déroule tout l’opéra. Si l’on ajoute que la famille Marx est espionnée par un agent du gouvernement survolant le domicile à bord d’un aérostat, et que l’un des personnages se déplace dans un fauteuil roulant équipé de tuyaux et d’engrenages, on aura compris que le spectacle se situe résolument dans le courant« steampunk », cette tendance qui revisite le XIXe siècle sous l’angle de la technologie. Ces plates-formes qui entrent et sortent de scène finissent par être un peu répétitives, mais c’est une solution pour évoquer la multiplicité des lieux de l’action. Le happy end partiel – puisque les deux amoureux découvrent in extremis qu’ils sont en fait demi-frère et demi-sœur – est moins béat qu’il n’y paraît, puisque les figurants se munissent finalement de pistolets pour en menacer les protagonistes.
M. Morouse, D. Yang © Thilo Beu
La distribution réunie à Bonn a elle aussi sa part dans cette réussite. Parfaitement grimé de manière à ressembler aux portraits les plus connus de Karl Marx, le baryton américain Mark Morouse réalise une performance dans le rôle-titre : l’auteur du Capital est ici plus comique qu’autre chose, même si son monologue dans une taverne parvient à convaincre les ouvriers du bien fondé de créer le parti communiste, envers et contre l’anarchiste Melanzane (fort ténor qui transforme chaque mot en vocalise), et avec les fonds généreusement offerts par un certain « Franz ». L’autre personnage-clef de Marx in London est la fille de Marx, Jenny pour l’état-civil et surnommée Tussy (pour la distinguer de sa mère, également prénommée Jenny). La soprano allemande Marie Heeschen y est délicieusement primesautière et émet des sons stratosphériques avec une aisance tout à fait déconcertante. Dans le rôle ingrat de l’épouse délaissée, alcoolique et neurasthénique, la Canadienne Yannick-Muriel Noah fait valoir un chant dramatique mais que la partition sollicite aussi beaucoup dans l’aigu. Le timbre somptueusement grave de Ceri Williams ne saurait laisser indifférent, pas plus que sa savoureuse composition en servante-maîtresse de Karl Marx. Habitué à Tamino ou Alfredo, le ténor Christian Georg n’a aucun mal à séduire, même sans air. Engels joue ici un peu les utilités, mais Johannes Mertes s’en accommode fort bien, le mot de la fin revenant au cocasse espion de David Fischer.