Aura-t-on assez fait de gorges chaudes, le jour où Jacques Chirac osa déclarer que son morceau de musique préféré était Le Marteau sans maître ? Accordons le bénéfice du doute à l’ex-président de la République, et gageons qu’il serait bien aise de voir une salle comble saluer l’initiative de la Philharmonie de Paris, qui présente en ce mois de septembre la première édition de sa toute nouvelle Biennale Boulez. Tous les deux ans, un hommage particulier devrait donc être rendu au plus illustre compositeur français de la deuxième moitié du XXe siècle, dont la musique sera associée à celles qu’il admirait, musiques « savantes » en général, mais pas exclusivement.
Mardi 4 septembre, pour le deuxième soir de cette Biennale qui s’étend jusqu’à samedi, les programmateurs avaient eu la judicieuse idée d’inclure une des œuvres vocales de Pierre Boulez, une de ces œuvres que l’on entend au fond assez rarement, ses compositions instrumentales étant bien plus souvent données. Le Marteau sans maître constituait donc la pièce de résistance, on y reviendra, mais la première partie de ce concert proposait, elle, des œuvres où la voix n’intervient pas.
Une composition de Boulez pour piano y était encadrée par deux pages représentatives de cette école de Vienne que le chef et compositeur français a tant fait pour défendre. La deuxième Sonate pour piano (1948) du maître de Montbrison paraît extrêmement volubile si on la compare aux œuvres de Berg et de Webern qui l’entourent : dans les mouvements rapides qu’il interprète de mémoire, le pianiste Dimitri Vassilakis éblouit par une virtuosité qui balaie tout sur son passage, tandis que les passages plus lents, pour lesquels il reprend la partition et remet ses lunettes, nous situent comme dans le prolongement du Debussy le plus aventureux, celui de Jeux, par exemple, avec une conclusion particulièrement assagie, comme si la frénésie du discours cédait la place à une sérénité enfin atteinte. Avant et après cette composition touffue, le dépouillement des Viennois n’en ressort que mieux : la musique d’Alban Berg semble vouloir effacer ses traces, s’effacer elle-même, s’enfonçant dans la nuance la plus piano possible (un grand bravo au clarinettiste Martin Adàmek). Avec un effectif instrumental limité mais qui semble pléthorique en comparaison, les Cinq Pièces op. 10 d’Anton Webern nous plongent dans un univers éblouissant, où harpe, mandoline et guitare créent un dépaysement presque orientaliste : cinq minutes d’une musique irréelle, impalpable, magique, que dirige magistralement Matthias Pintscher.
Après l’entracte, vient donc ce que beaucoup qualifient de « premier chef-d’œuvre de Pierre Boulez », Le Marteau sans maître. C’est se montrer assez cavalier avec des compositions comme les deux autres cantates inspirées par René Char, Le Visage nuptial et Le Soleil des eaux, mais il est vrai que celles-ci sont beaucoup moins audacieuses dans leur traitement du texte. Pour Le Marteau sans maître, Boulez renonce en partie à la recherche d’intelligibilité, et son travail sur les mots s’éloigne radicalement de l’élocution ordinaire. Dans la dernière des sept pièces, la voix est même considérée comme un simple instrument supplémentaire puisque les paroles sont remplacées par le chant bouche fermée. L’orchestre n’exige que six artistes, avec une présence très marquée des percussions, notamment gongs et xylorimba, qui en donneraient presque à cette musique un côté exotique, et l’on comprend bien pourquoi les musiques traditionnelles du Japon sont aussi mises à l’honneur durant cette semaine boulézienne. Aux rythmes changeants créés par les percussionnistes se superpose le discours de trois instrumentistes plus « classiques », et en particulier la flûte (superbe prestation de Sophie Cherrier). Matthias Pintscher dirige tout cela avec une fluidité remarquable, dansant sur son podium pour certains passages à la rythmique irrésistible. Dommage seulement que la voix de Salomé Haller ne procure pas tout à fait les mêmes joies. Pour une œuvre présentée comme « pour voix d’alto », une ex-soprano est-elle la titulaire idéale ? En effet, Salomé Haller s’est longtemps produite en tant que soprano (notamment en Folie dans Platée à Strasbourg en 2009), mais a opté depuis quelques années pour le registre de mezzo. La diction rend le texte aussi compréhensible que possible, mais le timbre n’est pas des plus agréables dans l’aigu. Espérons que les prochaines éditions de la Biennale Boulez incluront d’autres compositions vocales, mais servies par des chanteurs plus adéquats.