Les notions de risque et d’audace artistiques sont parfois autant portées par les artistes eux-mêmes que par l’institution qui les accueille en son sein. Fidèle à sa politique de création, l’opéra de Lille présentait dans une salle quasi comble la première mondiale de sa commande au compositeur autrichien Wolfgang Mitterer, Marta, sur un livret de Gerhild Steinbuch.
D’un grand dépouillement, la mise en scène de Ludovic Lagarde exploite des décors à la fois sombres et élégants, aux lignes archi-pures et sans âme du mobilier contemporain. C’est un lieu ni vraiment fermé, ni vraiment ouvert, où bruit la rumeur du monde, une multitude de voix qui nous hantent encore. C’est que, dans cette société dystopique où vivent des hommes creux (« We are the hollow men, we are the stuffed men » écrivait T. S Eliot), le discours, éclaté, le verbe, mécanique, ne s’adressent plus à l’autre mais se nourrissent d’eux-mêmes dans une logorrhée stérile. Le divertissement, qui seul permet d’échapper à la misère de l’existence, prend ici comme chez Giono la forme d’une fascination pour le Mal et d’un meurtre d’enfants, symboles de l’espérance, des lendemains du monde. Une seule a été toutefois épargnée par ce massacre, Marta. Poupée à la fonction idolique, muséifiée dans sa cage de verre, cette femme-objet n’est là que pour donner un semblant de corps aux fantasmes d’êtres fantomatiques.
© Frédéric Iovino
Si l’on connaît l’œuvre de Mitterer, on sait que le compositeur aime pousser la voix dans ses retranchements. Pour la soprano Elsa Benoit, qui interprète le rôle de Marta, aller jusqu’au contre-ré tenu n’a rien d’une gageure avec l’aisance déconcertante qui est la sienne. Il y a, dans l’intention et l’énergie de son chant, quelque chose d’une Barbara Hannigan. Beauté inquiétante, Ursula Hesse von den Steinen, en Ginevra, a l’allure hiératique et la froideur caractéristique de la marâtre des contes. Mezzo-soprano, elle affiche néanmoins plus de force et de naturel dans le registre medium que dans des aigus plus limités. Mais dans ce type d’ouvrage, il faut admettre que certaines limites permettent, par volonté ou par défaut, d’exacerber le caractère d’un personnage, d’en révéler la monstruosité. C’est notamment le cas pour le Capitaine de Tom Randle dont le chant brutal, poussif même, concourt à un certain réalisme du personnage meurtrier. Interprété par Martin Mairinger, le roi Arthur n’est plus qu’un roi qui dort. Si le chanteur est ténor, c’est davantage en haute-contre qu’il se fait entendre ici, où la tessiture évoque une fébrilité à rebours de l’image de force et de noblesse que l’on attend d’un roi. Enfin, Georg Nigl, qui interprète le père de Marta, est d’un engagement de jeu et de chant exceptionnels. La voix s’aventure dans de tels recoins d’espaces sonores qu’il est pour ainsi dire impossible de la caractériser, et c’est ce qui en fait aussi la mystérieuse beauté.
Wolfgang Mitterer possède l’art de mêler musique électronique, compositions et citations classiques. Le monde, réel et virtuel, est pour lui comme une immense bibliothèque sonore dont il puise savamment les références pour créer un genre nouveau et Clement Power, à la tête de l’ensemble Ictus, fait s’embrasser avec brio ces différents univers. Véritables parenthèses enchantées aux accents de Tallis, les chœurs des Cris de Paris sont superbes de précision et de clarté.
C’est peut-être le livret qui nous semble le moins réussi. Certes, la tâche n’est pas aisée. D’abord parce qu’il s’agit là du premier livret d’opéra de Gerhild Steinbuch, habituée à l’écriture théâtrale. Ensuite parce que le texte original, écrit en allemand, a été par la suite traduit en anglais pour l’opéra puis sous-titré en français, ce qui implique nécessairement une déperdition, de forme comme de sens. Mais si les phrases nominales, les verbes isolés, sont là sans doute pour exprimer une forme désarticulée du langage, le sens et la substance du propos en ressortent néanmoins considérablement appauvris.
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Pour en savoir plus sur l’oeuvre, entrez dans la « Première Loge » de l’Opéra de Lille