Cette Médée, aboutissement de l’art de Charpentier, nous vient de l’English National Opera, à ceci près que c’est ici le poème de Thomas Corneille qui est chanté, et que la distribution est totalement renouvelée. Laurent Bury avait rendu compte de cette production, dans sa toute première version, en anglais. L’auditeur était averti : la mise en scène de David Mc Vicar risquait de surprendre, transposant l’action durant la seconde guerre mondiale, Jason et Oronte servant dans deux armes rivales, la marine et l’armée de l’air. Mais, par ailleurs, la direction musicale de Leonardo García Alarcón, à la tête de sa Cappella Mediterranea rassurait quant à la fidélité stylistique et la dynamique données à l’ouvrage.
Les décors qui rappellent ceux d’ Ezio Frigiero, les éclairages, les costumes, la chorégraphie, tout est admirable, si on considère Médée comme un opéra ordinaire. Or c’est une tragédie mise en musique, dont le texte, plus qu’ailleurs, est l’essence première, ce qui n’a pas interrogé l’Ecossais qui en assume la production scénique. Toujours, ça avance, pas un instant l’œil ni l’oreille ne relâchent leur attention. La fluidité naturelle des enchaînements est un constant régal. Mais, quelles que soient les beautés que nous offrent les musiciens, la vue en amoindrit les effets. L’émotion n’est que ponctuellement au rendez-vous. Après une Traviata et un Wozzeck remarquables, donnés ici même, David Mc Vicar réduit à l’anecdote le drame mythique en le confinant dans un salon aristocratique londonien des années 40. La cohérence de la proposition est assumée, au détriment de la crédibilité de la narration. Comment croire un instant dans ces militaires policés ou relâchés, allant jusqu’à la caricature dans les oppositions de corps, dans une Londres sous les bombardements allemands ? Tout est enlevé avec maestria, mais quelque peu superficiel : à aucun moment la guerre, qui sous-tend le drame, n’est perçue dans sa gravité, sa violence, son horreur. Tout est beau, divertissant, comme dans une splendide revue. La caricature et la dérision guettent : l’armée se divertit, des salons aristocratiques au bordel portuaire.
© GTG – Magali Dougados
Depuis Jean-Claude Malgoire, puis, surtout, William Christie et ses Arts florissants (qui offriront une nouvelle Médée à Versailles en juillet), en n’oubliant pas la résurrection lyonnaise de Michel Corboz, servie par Bob Wilson, les grands chefs qui brillent dans ce répertoire ont été nombreux à illustrer le chef-d’œuvre de Marc-Antoine Charpentier. « L’œuvre de Marc-Antoine Charpentier ne se comprend pas si l’on néglige les cénacles parisiens italianisants qui ont pris le relais de son apprentissage romain », écrivait Jean Lionnet. Leonardo García Alarcón, le magicien de Cavalli, Sacrati, Strozzi, Falvetti et autres Italiens du XVIIe, est de ceux-ci, qui rend à cette tragédie classique sa filiation transalpine, avec son mouvement, ses couleurs, comme avec sa force implacable et sa clarté. La fluidité du propos, le sens de la déclamation, souple, la large palette expressive sont un constant régal. L’enchaînement naturel des périodes, notamment des divertissements et des danses nous réjouit. Qu’il s’agisse de sa Cappella Mediterranea, ronde, homogène, dont on ne sait qui louer, du continuo, des cordes, des flûtes, des bassons, ou du remarquable Chœur de l’Opéra de Genève, la beauté est au rendez-vous.
Médée aime, souffre, se bat, menace, et se révèle une femme d’une force de caractère au moins égale à celle des héroïnes raciniennes. Après avoir laissé leur chance à Jason comme à Créon, ces derniers, prisonniers de leur calcul et de leurs penchants, la trahiront et la pousseront à l’horreur absolue. Plus victime que criminelle, elle est la plus touchante, la plus humaine, y compris lorsqu’elle commet ses crimes. Sa plainte est déchirante. Sa fureur, son emportement, sa folie meurtrière nous fascinent. Autant à l’aise dans des emplois de soprano que de mezzo, Anna Caterina Antonacci a la maturité vocale et psychologique pour camper une Médée d’exception, elle a du reste déjà chanté la version italienne de Chérubini. Sa voix puissante, colorée, expressive, chargée d’émotion nous accompagne de la première à la dernière scène. Sa diction du poème de Thomas Corneille justifierait son emploi à la Comédie française. Tragédienne inspirée, elle est Médée et nous fait oublier le cadre scénique dans lequel elle est enfermée. Il n’est pas un air, pas un duo qui n’emporte l’adhésion. Hasardons celui qui nous paraît le plus beau : « Quel prix de mon amour, quel fruit de mes forfaits », le cœur palpitant de la tragédie, au troisième acte. Créuse, sa rivale, est Keri Fuge. Moins innocente qu’il y paraît, coquette, habile, son adieu à la vie est un moment fort. La voix est bien placée, claire, soutenue, d’une belle diction. Nérine, suivante de Médée, est Alexandra Dobos-Rodriguez. Même si ses interventions sont ponctuelles, son timbre se marie fort bien à celui de l’héroïne. Ses qualités vocales, avec de beaux aigus, et son jeu séduisent. Il en va de même de Magali Léger, aimable soprano dont on retient particulièrement l’Amour.
Créon, Jason et Oronte appartiennent bien à cette aristocratie orgueilleuse, dissimulatrice, calculatrice, superficielle, dont la noblesse n’est que de façade. Cyril Auvity, nous vaut un Jason superlatif, le timbre est lumineux, il a l’émission franche du fourbe, l’aisance dans tous les registres, la diction admirable tout comme la conduite de la ligne et un style idéal. Pour antipathique que soit son personnage, notre ténor réunit tous les suffrages lors des saluts. Créon le politicien, prêt à tout pour servir ses intérêts, calculateur, manipulateur et faux est Willard White. La basse est solide, voix sonore, autoritaire, d’une certaine noblesse. Cependant, l’émission instable, et la prononciation empreinte de couleurs anglo-saxonnes font regretter qu’un chanteur francophone n’ait été choisi. Oronte, l’amoureux naïf, prétentieux et falot, est chanté par Charles Rice. Le personnage est bien campé, crédible. La voix est correcte sinon séduisante, malgré quelques ponctuels problèmes de justesse.
Tout, ou presque, est abouti, parfois miraculeusement, sans que l’ensemble parvienne toujours à convaincre et à émouvoir. Malgré la qualité des interprètes et leur engagement, le hiatus entre la vue et l’ouïe handicape cette belle production.