A en juger d’après les huées qui ont accueilli Olivier Py lorsqu’il est venu saluer au terme de la première représentation parisienne de sa production de Manon créée à Genève en 2016 et reprise récemment à Bordeaux, ils sont encore nombreux, ceux qui attendent uniquement de l’Opéra-Comique des spectacles à mettre devant tous les yeux, comme du temps où la Salle Favart servait à conclure des mariages entre jeunes filles forcément innocentes et jeunes gens bien sous tout rapport. Pourtant, dépouiller Manon de sa parure dix-huitiémiste, pour nous montrer que, même sous d’autres noms plus jolis, le commerce de la chair féminine n’a rien de romanesque, est-ce vraiment trahir l’œuvre de Massenet ? Lescaut est « un homme abominable », il le dit lui-même, et le livret tiré du roman de l’abbé Prévost nous montre un individu prêt à vendre sa cousine au plus offrant. Dans ce monde, la femme est faite pour être consommée, offerte en pâture à qui paye ses services, telle est bien la réalité de cette histoire. Qu’importe, alors, si le « couvent » auquel on destine la jeune fille qui aime trop le plaisir est plutôt un bordel ? Les conseils « Ne bronchez pas, soyez gentille » acquièrent ici une signification nouvelle, mais parfaitement cohérente par rapport à tous les autres incidents de la pièce. Manon est un moment arrachée à la prostitution grâce à l’amour de Des Grieux, mais les épisodes où elle fait commerce de ses charmes sont bien son ordinaires. De ce point de vue, mettre en scène Manon s’inscrivait pour Olivier Py dans une démarche logique après avoir abordé Lulu avec la même artiste dans le rôle-titre. Dans le décor à transformation signé Pierre-André Weitz, l’action est avancée aux années 1950, mais le sens n’est pas changé. Manon est bien ici ce sphinx étonnant que chantait Musset, et lorsqu’elle porte le masque de la mort, elle rejoint les images de Félicien Rops, incarnation d’une féminité fatale. Au dernier acte, la « pauvre fille » revient blafarde, mais vêtue des somptueux atours dont l’orne l’imagination de Des Grieux, qui la couvre encore – en rêve – de bijoux étincelants, et son agonie n’en est que plus pitoyable.
© Stefan Brion
Grâce au retour du chef-d’oeuvre de Massenet dans l’institution qui l’a vu naître (après trente ans d’absence), notre capitale peut enfin admirer un spectacle totalement abouti, ce qui n’était pas le cas de la dernière production proposée par l’Opéra de Paris, c’est le moins qu’on puisse dire. Les dimensions de la salle sont aussi celles qui conviennent à cette partition, et Marc Minkowski sait parfaitement doser les effets pour que cette musique exerce tous ses sortilèges, aussi attentif aux détails d’orchestration qu’au mouvement qui conduit l’oeuvre de ses premières mesures à sa conclusion. Les Musiciens du Louvre sonnent fort bien dans la fosse de Favart, et l’on salue aussi la belle prestation du choeur de l’Opéra de Bordeaux. Dommage que l’oeuvre soit donnée avec les coupures traditionnelles (l’air de Guillot au 4e acte, une partie du ballet), mais au moins la fin du premier acte est-elle rétablie.
Comme on l’a suggéré plus haut, la réussite de cette production tient aussi à la complicité absolue qui unit le metteur en scène à l’interprète principale. Patricia Petibon se révèle une fois de plus une actrice de haute volée (il faut l’entendre phraser les derniers mots de l’héroïne). De l’époque où elle était Olympia, la chanteuse a conservé l’aisance dans l’aigu, indispensable dans le Cours-la-Reine, à laquelle s’adjoint une puissance d’émotion qui force l’admiration. Seul le tableau de Saint-Sulpice semble la pousser jusqu’à ses limites, remarque qui vaut davantage pour Frédéric Antoun, dont la prestation trahit l’effort à plus d’un moment. La grâce mozartienne du ténor canadien nous vaut un magnifique rêve de Des Grieux, mais on espère que ce rôle ne lui causera aucune fatigue vocale prématurée. Jean-Sébastien Bou compose un Lescaut redoutable, proxénète diabolique même si les notes les plus graves pourraient être plus sonores. Pas de problème de décibels pour Damien BIgourdan, dont le Guillot bénéficie de son expérience de comédien. Philippe Estèphe est un Brétigny plus vif que ce n’est souvent le cas, et l’on ne s’en plaindra pas. Impressionnant par la douceur de ses premières interventions, Laurent Alvaro est un comte Des Grieux pleine de sollicitude paternelle. Dans le trio Poussette-Javotte-Rosette assez luxueusement distribué, on remarque en particulier le beau timbre sombre d’Adèle Charvet, talent à suivre.
On souhaite maintenant à l’Opéra de Paris d’avoir la main aussi heureuse pour sa nouvelle production prévue la saison prochaine.