La voilà donc cette Manon Lescaut, tant attendue, tant commentée qu’avant même d’avoir été représentée, on avait l’impression de l’avoir déjà vue. Le départ prématuré d’Anna Netrebko, l’état de santé puis la barbe de Jonas Kaufmann (rasé de plus près pour cette dernière représentation de la série), les outrances de Hans Neuenfels, metteur en scène réputé sulfureux, ont alimenté nos chroniques lyriques ces derniers mois. Nous leur devons quelques pointes d’audimat. La voilà donc et comme prévu, elle agace, elle déçoit et elle subjugue.
Elle agace : en vrac, les choristes déguisés en clown avec Edmondo en monsieur Loyal ; le premier acte transformé en dictionnaire amoureux du Regietheater, de « a » comme absurde à « z » comme « ze sais plus quoi inventer pourvu que ça grince » ; les sons couverts de Jonas Kaufmann, ses « a » qui ressemblent à des « o » ; la direction démesurée d’Alain Altinoglu, si envahissante qu’elle fait l’opéra de Puccini poème symphonique….
Elle déçoit : l’absence d’émotion dans le duo d’amour, un des plus torrides de tout le répertoire pourtant, trop agité, trop lyrique, trop fort. Aucune progression dramatique ne saurait commencer à 9 sur l’échelle de Richter (qui ne comporte pas un échelon de plus) ; la Manon de Kristine Opolais insuffisante – mais quelle soprano aujourd’hui possède l’ampleur dramatique du rôle et le volume nécessaire pour surmonter le déferlement orchestral ? Jonas Kaufmann lui-même, dont la puissance ne peut être mise en doute, n’est pas toujours audible.
J. Kaufmann (Il cavaliere Renato Des Grieux), K. Opolais (Manon Lescaut) © Wilfried Hösl
Et pourtant finalement elle subjugue, cette Manon. L’intelligence de la mise en scène, une fois les provocations clownesques écartées, prend à la gorge. Les costumes noirs détachent les protagonistes de la masse grise ; le geste prime, le reste est accessoire. Dès un deuxième acte d’une élégance toute hollywoodienne, l’intrigue devient lisible et, dans sa lisibilité, d’une vérité poignante. A défaut de l’exacte voix, Kristine Opolais a le physique du rôle. L’actrice est de plus accomplie. Son investissement n’a d’égal que celui de Jonas Kaufmann. La vaillance du ténor, cette capacité à surmonter d’un aigu rageur les tensions les plus extrêmes, est stupéfiante. La probité demeure exemplaire. Aucune surcharge vériste, ni appuis de mauvais goût ne viennent pervertir le chant (la remarque vaut aussi pour sa partenaire). La couleur sombre de la voix, ses éclats tempétueux dessinent un Chevalier ardent, impulsif, romantique, de ce romantisme farouche et désespéré dont Werther à Paris portait déjà la marque. Autour de ces amants en symbiose, des comprimarii de premier ordre même si Puccini leur a peu concédé : tant scéniquement que vocalement, Markus Eiche en Lescaut, Roland Bracht en Géronte et leurs comparses ont été (bien) choisis pour pouvoir dans le peu de répliques imparties se hisser au niveau du couple vedette. Hommage spécial à Okka von der Damereau, brillante troupière au sens le plus noble du terme, troisième dame truculente dans Die Zauberflöte la veille, musico ici traçant joliment les lignes archaïsantes d’un madrigal emprunté à la Messa di Gloria. Forte de ces atouts, la tension peut aller croissante jusqu’à mettre la chair théâtrale à vif. Le quatrième acte se déroule sur un plateau entièrement nu, immense, où s’étreignent une dernière fois Manon et des Grieux, amants misérables, perdus et éperdus, amoureux solitaires broyés par la tragédie insoutenable de leur destin. Alain Altinoglu d’un geste toujours engagé réconcilie alors les chanteurs avec un orchestre dont on ne vantera jamais assez les mérites, surtout dans une partition où s’exalte comme rarement l’alchimie des timbres. La bourrasque instrumentale qui balaye la lande américaine est d’un désespoir saisissant. Exemple parmi d’autres de l’intensité émotionnelle et sonore atteinte dans une dernière partie justifiant à elle-seule le tapage fait autour de cette production.