Satisfait du succès que Manon Lescaut a remporté dès sa création, Puccini aurait néanmoins aimé quelque temps plus tard renforcer la cohérence dramatique de son opéra en y ajoutant un acte supplémentaire, dans lequel l’amour des deux jeunes amants se serait épanché de façon plus insouciante. La mise en scène d’Adolf Shapiro, créée en 2016 avec Anna Netrebko et son mari Yusif Eyvazov dans les rôles principaux, comble en partie cette lacune en ajoutant de longues lettres entre les différents actes, qui permettent d’expliciter les transports et les tourments des personnages. L’ellipse narrative entre l’évasion des amants et la langueur de Manon dans les appartements de Géronte est ainsi comblée, comme plus tard l’arrivée des deux amants au milieu du désert américain, hagards, après leur départ du Havre pour la Louisiane.
La mise en scène apporte également une certaine fraîcheur juvénile à l’œuvre, que Puccini voulait si tragique que les amants peuvent paraître plus âgés qu’ils ne le sont dans le roman de l’abbé Prévost. Lors de leur première rencontre, au coin d’une maquette de ville inclinée qui évoque aussi bien l’animation d’une taverne que l’enthousiasme de la jeunesse, Manon tient une petite poupée à la main, soulignant son caractère joueur. La poupée est devenue démesurée dans les appartements de Géronte, elle écrase la scène, à l’image du luxe dans lequel Manon se prélasse. Il semblait d’autant plus opportun de rajeunir l’héroïne que l’interprétation de Maria Lobanova met davantage l’accent sur la souffrance et la mélancolie de Manon. Puissante, incarnée, sa jolie voix arbore néanmoins un grain tourmenté, légèrement fébrile. On retiendra avant tout ses roucoulements en cascade dans les crescendi des duos amoureux, notamment au deuxième acte.
A côté de la poupée géante, un miroir ovale, lui aussi gigantesque, laisse apparaître Des Grieux qui erre, désespéré, dans les rues de cette ville où étaient si récemment nées leurs amours. Mais, contrairement à Manon, nul besoin de souligner la jeunesse de Des Grieux avec le timbre clair et la voix claironnante de Murat Karahan ! Très entier dans son jeu, de la passion foudroyante du premier acte à la fureur jalouse du deuxième, on regrette seulement que sa voix ne porte pas davantage, et ne franchisse pas plus franchement le mur de l’orchestre. Noyé pendant les tutti, il s’illustre surtout lors des quelques passages a cappella, par exemple à la fin du premier acte, quand les amants prennent la clef des champs.
Anna Netrebko, Manon Lescaut en 2016 © Damir Yusupov, Théâtre Bolchoï
La conduite de la cheffe d’orchestre Kery-Lynn Wilson est précise, mais par moments si emportée que l’orchestre devient tonitruant, au point de couvrir certaines voix. Dans l’ensemble, le rythme insufflé est virevoltant, comme si l’orchestre cherchait à illustrer la fougue des jeunes amants sans s’appesantir sur son caractère dramatique. Le metteur en scène profite même de l’appel des prisonnières au troisième acte pour introduire une pointe d’humour, absent du livret : grimpent successivement d’une trappe une bodybuildée, une acrobate, un homme-princesse, une naine, une géante et un travesti ! Mais les rares touches de couleurs disparaissent définitivement, les héros se traînent vêtus de noir dans un désert aveuglant de blanc.
Basse sonore au jeu empreint de dignité, aussi grave vocalement que scéniquement, Vyacheslav Pochapsky se glisse avec brio dans la peau de Géronte. Moins remarquable peut-être, le Lescaut d’Alberto Gazale est néanmoins chanté avec assurance, et son duo avec Manon au deuxième acte est convaincant.
A en juger par les applaudissements qui retentissent, le public est en effet convaincu. On se demande même si à l’acclamation des artistes ne se mêle pas chez certains un désir d’identification au personnage de Manon, paradoxalement exigeante et dévouée, friande de luxe et si irrésistiblement passionnée.