Année Bernstein ou pas, monter Trouble in Tahiti est toujours une excellente idée. Plus d’un demi-siècle après sa création, cette satire du morne conformisme banlieusard (ou l’on chante « Su-bur-bi-a » sur les mêmes accents claironnants que « New York, New York ! » dans On the Town) conserve toute son efficacité. Oui, mais l’œuvre est courte – une quarantaine de minutes – et suppose qu’on l’associe à un autre opéra en un acte. Diverses expériences ont été tentées (avec L’Enfant et les sortilèges à Caen en 2012, avec La SADMP de Louis Beydts à Tours en 2016, par exemple), mais la meilleure solution n’était-elle pas finalement de passer commande d’une œuvre sur mesure, reprenant la même distribution vocale et le même effectif instrumental ? Le compositeur français Pascal Zavaro propose donc, en première partie du spectacle, Manga-café, d’après le roman Densha otoko. Une banale histoire de rencontre entre un garçon et une fille, ici transposée dans un univers mi-français, mi-japonais, avec à la clef une interrogation sur le rapport entre fiction (les mangas) et réalité. La modernité vient de l’emballage-gadget (mangas, échange de textos) mais le sujet est intemporel ; la partition de Pascal Zavaro apparaît même comme un hommage à un siècle d’opéra français. Selon une tradition lyrique solidement établie, le héros est chanté par une mezzo en travesti ; le livret dû au compositeur se permet des citations bienvenues – « Ne me touchez pas, ne me touchez pas ! » proteste l’héroïne, nouvelle Mélisande, tandis que le héros déclare plus tard « Voilà ce que j’appelle une femme charmante », tel Ramiro de L’Heure espagnole. Les coloratures de Mikako évoquent le Feu de Ravel et Colette, une scène au téléphone renvoie discrètement à La Voix humaine, et le duo d’amour entre soprano et mezzo lorgne possiblement sur celui que Massenet confie à sa Cendrillon et au prince charmant, à moins que ce ne soit carrément sur Les Demoiselles de Rochefort. Rien de révolutionnaire dans l’orchestration, assurément, mais une œuvre plaisante, dont le texte français est constamment intelligible, et qui passe comme une lettre à la poste, sans un seul temps mort. Et quand vient l’heure de Bernstein, on retrouve un couple, mais dysfonctionnel, abruti par la routine. Dans les deux cas, un trio vocal offre à l’action principale un commentaire ou un contrepoint.
M. Heyse, E. Pancrazi, L. Deleuil, A. Gass © DR
Pour donner à voir ces deux œuvres dont l’intrigue se déroule dans des lieux multiples, voire simultanés, Catherine Dune opte pour un décor composé d’éléments mobiles, le plus souvent déplacés par les chanteurs eux-mêmes. L’humour des deux actes est traduit à merveille par le jeu d’acteurs, surtout dans Trouble in Tahiti où les trois membres du « chœur » adoptent des allures d’automates et des sourires figés et niais furieusement Fifties. En fosse, Julien Masmondet dirige avec l’indispensable sens du rythme qui permet aux œuvres d’avancer (même quand Bernstein s’attarde un peu sur le thème larmoyant du beau jardin qui nous attend de l’autre côté de la barrière). La quinzaine d’instrumentistes que compte l’ensemble Les Apaches produit sans doute bien assez de son, mais les chanteurs, eux, sont visiblement sonorisés.
Triomphe incontesté pour Eléonore Pancrazi qui cumule les deux rôles les plus gratifiants de la soirée, et qui recueille une salve d’applaudissements pour son interprétation phénoménale de l’air où Dinah évoque le fameux film Trouble in Tahiti qu’elle est allée voir seule dans l’après-midi (et qu’elle reverra le soir même avec son mari). Laurent Deleuil reçoit une part méritée des acclamations, Bernstein ayant réservé à Sam un air où peut briller ce personnage qu’on nous montre ici comme tout droit issu de l’univers sexiste de Mad Men. Charmante découverte avec la soprano Morgane Heyse, exquise Mikako dans l’œuvre de Pascal Zavaro, et assez hilarante dans le Bernstein. Les deux autres chanteurs n’interviennent pratiquement que dans les ensembles, mais tiennent leur rôle avec une redoutable efficacité, qu’il s’agisse du ténor aigu André Gass ou du baryton Philippe Brocard. Ne manquez pas les prochaines représentations de ce très réjouissant spectacle (à l’Athénée jusqu’au 14 juin).