Denise est une fausse ingénue qui, la nuit venue, va escalader le mur du couvent des hirondelles où elle poursuit ses études, pour rejoindre le lieu le plus sulfureux qui soit : le théâtre local où le hasard va la consacrer vedette sous le nom de « Mam’zelle Nitouche ». Qu’il est vilain de désobéir ! Denise est ainsi entraînée sur la pente glissante du vice et de la débauche, vers le monde dissolu du théâtre. Est-ce ce que veut nous faire croire le metteur en scène Pierre-André Weitz en sous-titrant l’œuvre, sur le rideau de scène, « Opéra révolutionnaire », et en tentant de transformer la bluette qui ravissait nos grands-parents (et qui continue une étonnante carrière dans sa version « originale », notamment en Russie et en Europe centrale) en une satyre sociale peuplée de mauvais garçons ? En réalité, tout cela reste plus gentillet que subversif, d’autant qu’à la fin tout rentre dans l’ordre bourgeois. Ouf.
La représentation se déroule sur un rythme effréné grâce notamment à un dispositif scénique à tournette très efficace qui fait s’enchaîner les scènes avec rapidité. Le public, un peu renfrogné au début (contexte général oblige) finit par se laisser entraîner. Il faut dire que certaines scènes dérideraient un macchabée, comme le démarrage au quart de tour pendant l’ouverture, le faux premier entracte, et le délire du Major qui voit défiler à vitesse accélérée toute l’action. Quant à « l’invocation à sainte Nitouche », c’est un morceau d’anthologie qui à lui seul vaut le voyage. La religion gentiment brocardée dans la version d’origine dépasse ici le kitsch saint-sulpicien pour rejoindre les Madones et religieuses troubles de Pierre et Gilles. Pour le reste, on peut tout juste parler parfois de transposition, sans que l’œuvre soit jamais trahie. Ainsi en est-il de choix souvent drôles, comme les apaches qui dansent la java, ou les soldats en tutu. D’autres sont plus étranges, tel le personnage typiquement germanique (et berlinois) de l’homme-femme de l’ouverture, bien gratuit puisqu’il n’y a dans cette œuvre aucun travestissement autre que ceux imposés par le metteur en scène. Passons aussi sur le clown blanc-régisseur, car c’est fort bien fait.
© Photo Frédéric Stéphan
Ce serait donc plutôt bien s’il n’y avait malheureusement de véritables contresens, dont les moindres sont les élèves de l’institution transformées en nonnes, et le maître de musique portant une soutane. Mais le plus ennuyeux, c’est la distribution du rôle de Célestin/Floridor à un chanteur de type « jeune premier », là où le compositeur avait prévu l’homme mûr seul envisageable au milieu des sœurs et demoiselles de l’institution. Après beaucoup d’autres (on se souvient notamment de Raimu, Fernandel et Jean-Marie Proslier), et malgré ses grandes qualités de présence, de jeu et de chant, Damien Bigourdan n’arrive pas à imposer ce personnage qui n’a pas été conçu pour un jeune homme séduisant. Car dès lors, pourquoi Denise n’aurait-elle pas eu immédiatement le béguin pour lui ? Ce qui aurait bien évidemment été une tout autre histoire.
En dehors de ce parti pris qui plombe un peu la représentation, on reste partagé devant les démonstrations délirantes d’Olivier Py. On sait ses compétences multiples d’homme de théâtre, d’acteur et de chanteur. Mais si son Loriot-comique troupier est en tous points remarquable, sa résurrection de Miss Knife pour jouer Corinne, et surtout la Mère supérieure, ne s’imposait peut-être pas. C’est drôle au début, encore que sa Corinne soit bien vulgaire sans avoir le charme canaille d’Ona Munson en Belle Watling. Mais au dernier acte, la Mère supérieure qui devient frénétique façon Guignol, comme si elle avait un train à prendre, est tout simplement insupportable, avec ses provocations excessives et bien inutiles.
Lara Neumann est une actrice que l’on a toujours aimée dans Lucienne et les Garçons aux côtés de Flannan Obé, en même temps qu’une cantatrice rompue comme Flannan au style des opérettes classiques. Elle entraîne tout son monde avec un entrain communicatif, en privilégiant le côté roué de Denise et en la tirant vers le monde d’Anne-Élisabeth Blateau, plus que vers une simple ingénue même un peu libertine. Côté vocal, elle assure avec brio, même si donner trois représentations en trois jours ne peut pas ne pas avoir de répercussions physiques. Ainsi, alors que dans le disque d’extraits qui accompagne la tournée* elle offre une très bonne prestation chantée, on remarque ce soir sur scène des baisses de tonus qui dès le duo du « soldat de plomb » la mettent vocalement très en retrait de son partenaire au niveau du médium et font craindre pour la suite. Fort heureusement, tout rendre rapidement dans l’ordre et son « Babet et Cadet », notamment, est éblouissant.
Samy Camps (Fernand de Champlâtreux) est à l’unisson, même si sa prononciation est quasi incompréhensible. Philippe Gérard en major est bien dans la tradition, le reste de la distribution est tout à fait excellent, et les comparses épatants. On regrette que les chœurs ne soient pas plus étoffés (c’est un euphémisme) car dès lors, l’œuvre prendrait une tout autre dimension. L’orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie fait merveille sous la baguette vive et précise de Christophe Grapperon, qui nous fait redécouvrir avec sa verve musicale habituelle les finesses de cette belle partition. Le public aussi a été conquis, et le manifeste chaleureusement, suscitant de nombreux saluts et deux reprises d’un des tubes de l’œuvre, « La Légende de la Grosse-caisse ».
* CD (extraits) édité par le Palazetto Bru Zane