C’est avec une rareté, signée Offenbach, Maître Péronilla, sous-titrée La femme aux deux maris, que le Palazetto Bru Zane ouvre la septième édition de son festival à Paris. Mise à l’affiche en mars 1878, cette œuvre devait, dans l’esprit du compositeur, le faire renouer avec le succès qui, depuis Les Brigands, semblait quelque peu s’étioler. Pour ce faire, il s’employa à décupler son génie comique et musical, dans une histoire abracadabrantesque de son cru, puisque derrière la figure de l’énigmatique Monsieur X, auteur du livret, se dissimulait en réalité, non sans facétie, Offenbach. Quiproquos et travestissements, autant d’ingrédients que ce dernier sait faire mijoter dans la grande marmite de sa créativité. Hélas, la recette ne saura pas exciter les papilles du public. Au succès en demi-teinte, s’ajouteront des démêlés judiciaires pour le plagiat allégué d’une pièce de théâtre d’Oswald et Lévy. Dans ce contexte, Maître Péronilla se meurt avant d’avoir existé. L’œuvre disparaît et ne réapparaîtra plus. Il est vrai aussi que cet opus Offenbachien réclame une distribution nombreuse et riche en diverses tessitures, ce qui ne facilitera pas sa résurrection. Autant dire que la version concert présentée hier soir au Théâtre des champs Elysées, sous l’impulsion du Palazzetto Bru Zane, tient du miracle et justifiait ainsi une captation sur le vif pour une diffusion radiophonique sur France Musique le 23 juin prochain.
Maître Péronilla repose sur un comique de situation aux rocambolesques rebondissements. Entre la belle Manoëla, fille du Maître chocolatier Péronilla, et la mûrissante Léona, le Maître de chapelle Alvarès, a choisi la première. Léona parvenant cependant à éloigner celui-ci, Manoëla se croit abandonnée et finit par épouser le vieux Guardona devant notaire. Toutefois, ses cousins (dont le clerc Frimouskino) la protègent et après signature de l’acte notarié parviennent à substituer Alvarès, de retour pour le mariage religieux, à Guardona. Manoëla se retrouve alors avec deux maris. Accusée de bigamie, elle ne tarde pas d’être arrêtée et tous les protagonistes de l’affaire sont alors attraits devant le tribunal. Au cours du procès, Maître Péronilla, plein de verve, se lance dans une plaidoirie fleuve en faveur de sa fille et obtient, par un fin subterfuge, l’annulation du mariage civil. Qualifiée à tort d’espagnolade, cette opérette ne porte en elle que peu de l’âme hispanique à l’exception d’une ouverture parcimonieusement ponctuée de castagnettes et de La Malagueña du deuxième acte. On retient surtout ici les airs raffinés drapés dans une orchestration chatoyante, mais qui n’est à aucun moment habitée par cette amplitude, ce tourbillon de folie qui emporte tout, marque des grandes opérettes.
Pour donner corps à cette œuvre oubliée, le Palazzetto Bru Zane, s’est adjointe une kyrielle de chanteurs talentueux. Mais l’absence sur scène d’une réelle interaction entre les artistes, confinés derrière leur pupitre, prive leur jeu d’efficacité et les met en difficulté pour donner expressivité et présence à leurs personnages. Ils ne sont certes pas aidés dans cette tâche par une histoire dont les ressorts comiques peinent à convaincre, en dépit de quelques dialogues percutants. L’œuvre aurait sans nul doute gagné en dimension dans l’écrin d’une mise en scène dynamique plutot que dans la posture figée d’une version concert. Au-delà de ces réserves, Maître Péronilla est servie ici par une distribution de belle tenue, Véronique Gens en tête, laquelle ne cesse de nous enchanter depuis ses débuts sur les rives du baroque. Sa voix a désormais gagné ampleur et puissance mais sans pour autant perdre ce timbre pur qui lui a permis de passer de la Didon de Purcell aux grandes héroïnes du répertoire romantique. Doté d’aigus percutants et de graves délicatement cuivrés, avec une impressionnante palette de couleurs, toujours intelligemment utilisée, la soprano capte l’attention. Les qualités de diseur de Tassis Christoyannis font ici merveille. L’aigu précis, percutant, emplit la salle sans jamais être forcé. Il alterne à merveille les intonations narquoises et les ondulations romanesques. Il est surtout particulièrement réjouissant de voir avec quelle maestria un artiste grec est capable de défendre l’art du chant français. Anaïs Constans se distingue par la rondeur de sa voix et son engagement dans le rôle Manoëla. Chantal Santon-Jeffery, pourtant à contre-emploi en Alvarès, s’illustre autant par la pureté aérienne qu’un timbre clair d’une voix qui s’élance fièrement jusque dans les notes d’ornement les plus aiguës. Antoinette Dennefeld, qui vient d’interpréter une magnifique Carmen à Dijon, est aisée dans l’aigu et séduisante dans les graves ronds et chaud. Le ténor Eric Huchet est un magnifique récitant et confère au truculent Péronilla sa voix sonore et chaleureuse, toujours claire, colorée, intelligible. Le reste de la distribution est également de belle facture avec une mention spéciale pour le toujours impeccable François Piolino succulent Guardona, le ténor franco-congolais Patrick Kabongo qui séduit d’emblée par son agilité et sa volubilité d’authentique rossinien et Jérome Boutillier, mordant dans la diction et à l’instrument parfaitement timbré.
L’orchestre de Radio France sous la direction Markus Poschner s’illustre ici par l’engagement et la précision dans l’exécution. Toutefois, l’approche du chef allemand manque d’une pointe de pittoresque qui aurait conféré plus de chatoyance et de générosité à cette partition, certes élégante, mais dépourvue de la verve irrévérencieuse propre au genre. Cette résurrection, dans la parenthèse d’un soir, a l’évident mérite de la redécouverte d’une œuvre dite « oubliée », mais peut-être pas aussi injustement qu’on pouvait le penser…