« Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat ». On aimerait pouvoir appliquer la célèbre formule de Gaston Leroux à cette Alcina, pour la quatrième fois où elle est présentée au Palais Garnier dans la production conçue par Robert Carsen en 1999. Hélas, rares sont les spectacles indémodables, et celui-ci semble désormais se réduire à un (très beau) livre d’images d’un classicisme de bon ton. Dans ce grand salon aux murs jadis blancs, on se croirait chez Charlotte au troisième acte du Werther donné en même temps à Bastille (avec quand même les échappées sur jardin verdoyant en plus), et l’assez discrète nudité frontale de quelques figurants ne suffit pas à faire passer un quelconque frisson parmi le public. On sent surtout que cette mise en scène a été élaborée pour des personnalités spécifiques, en tenant compte de leur nature et de leurs habitudes : conçue pour être incarnée par Renée Fleming, la magicienne ressemble ici furieusement à une Maréchale qui basculerait dans le désespoir, et à l’époque où Natalie Dessay créa Morgana, Robert Carsen semblait s’être engagé à lui permettre de déshabiller ses partenaires à chaque spectacle. Privée des fortes personnalités qui l’ont portée sur les fonts baptismaux, cette Alcina peine à retrouver charme et éclat, et il serait peut-être temps de passer à autre chose. Haendel mérite mieux que le lamentable Giulio Cesare de 2011, déjà repris en 2013, sans parler du très oubliable Ariodante raté par Jorge Lavelli en 2001.
Heureusement, l’Opéra de Paris a enfin réparé un inadmissible oubli. Christophe Rousset, qui prouve depuis plusieurs années qu’il est un grand chef lyrique, est enfin convié à diriger une œuvre sur la première scène nationale où, chose incroyable, ne lui avait jusqu’ici été confié qu’un spectacle de ballet en 1988 ! On avait admiré sa direction dans la même œuvre à Versailles en 2012, et il retrouve ici le même succès, avec toujours cette souplesse du geste qui n’empêche en rien la tension dramatique, osant parfois des tempos surprenants (un « Non è amor ne gelosia » frénétique), mais guidant les Talens Lyriques d’une main sûre pour un résultat qui emporte immanquablement l’adhésion. Bien sûr, la partition est coupée : Oberto, pourtant présent en 1999, est éliminé (John Nelson avait fait le même choix pour la reprise de 2004), les ballets aussi, malgré la présence d’un responsable des « mouvements chorégraphiques ». C’est cependant de l’orchestre seul que vient le frisson évoqué plus haut, le chant n’atteignant pas les mêmes sommets.
Fidèle à ses habitudes, l’Opéra de Paris mélange pour sa distribution « baroqueux » et « généralistes ». Parmi les premiers, Patricia Bardon, pour ses débuts à Garnier, a tenu à assurer son rôle malgré une trachéite. Sa prestation s’en trouve forcément affectée, surtout dans un air de colère comme « Vorrei vendicarmi », où la virtuosité semble mettre à l’épreuve la chanteuse britannique, presque inaudible dans le registre grave. Pour Sandrine Piau, en revanche, succès complet : on craignait une annulation, comme pour Dialogues des carmélites tout récemment, mais la chanteuse était là, en bonne forme, surtout pour « Credete al mio dolore » dont elle fait un intense moment d’émotion, arrachant enfin le personnage à la soubrette superficielle qu’impose la mise en scène. Il faut d’ailleurs espérer que l’Opéra de Paris se décidera à confier à Sandrine Piau autre chose que les reprises de productions conçues pour Natalie Dessay : Cléopâtre l’an dernier, Morgana cette fois, c’est assez, il est temps de laisser cette artiste s’exprimer autrement que dans les habits d’une autre. Cette émotion distillée par Morgana dans son dernier air, c’est malheureusement ce dont sa sœur semble avare : tout auréolée de son « Callas Debut Award » en 2012, et après ses débuts parisiens en Fiordiligi, Myrtò Papatanasiu donne une impression de professionnalisme sans faille, mais où sont les déchirures d’Alcina ? C’est seulement pour la reprise des da capo, à partir de « Ah mio cor », que la chanteuse se lâche un peu, s’autorise les effets qu’on attend ici. Bien que très applaudie, son interprétation ne touche guère, au fond, et le personnage a bien peu de consistance : qu’est devenu le mystérieux parfum de la dame en vert ? Le timbre d’Anna Goryachova est autrement plus chaud, et son incarnation de jeune homme arrogant est impeccable, mais il faut attendre « Sta nell’ircana » pour jouir pleinement de ses qualités vocales : l’air étant chanté à l’avant-scène, devant un mur clos, la voix se projette tout à coup beaucoup mieux. Pour compléter ce cast, deux (ex-)élèves de l’Atelier lyrique ont droit aux petits rôles. En Melisso, Michał Partyka n’a sans doute guère l’occasion de briller ; on espère pourtant qu’il accordera plus de poids aux mots lorsqu’il sera Don Giovanni à Bobigny en mars prochain. Quant à Cyrille Dubois, il poursuit le parcours sans faute qu’il mène depuis quelque temps, offrant après son Gerald à Saint-Etienne une nouvelle confirmation de son talent, avec cet Oronte aux aigus claironnants.