Certaines œuvres sont comme des ponts : il y a, chez Gustav Mahler, la Symphonie Résurrection, épique, grandiose, incarnée, presque une œuvre à programme, et la Symphonie n°4, sobre et elliptique, où la matière musicale se décante jusqu’à son essence la plus pure. La Symphonie n°3 les relie, qui emprunte à l’une ses gigantesques ambitions formelles, en les amplifiant encore, et à l’autre, son souci paradoxal de chercher l’économie de moyens. Car en voulant y célébrer la nature, Mahler vise l’infiniment grand et l’infiniment petit, cherche la vision d’ensemble comme il scrute les détails, met autant de scrupules à suivre le parcours d’un ruisseau qu’à s’élancer jusqu’à la cime des arbres : brin d’herbe et montagne, les quelques 200 instruments et voix requis pour une exécution de la Troisième Symphonie doivent tout célébrer, tout exalter à un même niveau de ferveur panthéiste.
On est d’emblée admiratif devant la capacité d’Esa-Pekka Salonen à commander et à diffuser cette ferveur. Les premières mesures du premier mouvement (Kräftig, Entschieden), foudroyantes, donnent le ton d’une lecture où les temps morts n’existent pas. Les épisodes s’enchaînent, forcément contrastés, tant l’élément solennel introduit par l’appel initial des huit cors diffère du « cortège de Bacchus » annoncé par les cordes et les bois, mais jamais disparates : partout, même rythme, même énergie, même enthousiasme. Après cette fracassante entrée en matière, ni le Menuet, ni surtout le Comodo, enflammé comme rarement, n’accusent la moindre baisse de tension. Le souci du détail, la propension à éclairer les audaces harmoniques et instrumentales, n’égarent pas l’orchestre : en éclaireur, Salonen les guide par la mélodie, en souligne les lignes et les contours, rappelant à bon escient que le Gustav Mahler de la Troisième Symphonie, encore imprégné par la composition du Knaben Wunderhorn, est un homme de chant.
La prestation de Marianne Crebassa en est la plus belle illustration : familière de Mozart et de Rossini, elle apporte à ses extraits d’ « Ainsi parlait Zarathoustra » un chant fruité, onctueux, gorgé d’harmoniques et de vibrations méridionales dont Nietzsche, en grand amateur de Carmen, aurait sûrement apprécié toutes les menaces voilées. Porté par un tel élan vital, empoigné avec un tel lyrisme, ce « Chant de minuit » devient un véritable acteur de la condition humaine face aux éléments, et plus un simple spectateur. Il s’enchaîne en toute détente avec un chœur ignorant les lois de la gravité : vif, versatile, appuyé sur de formidables rebonds rythmiques et harmoniques, « Es sungen drei Engel » peut compter sur des pupitres enfants et féminins remarquablement coordonnées, voix fondues, mais articulations bien nettes.
Bref, le final n’a pas encore commencé qu’on sait déjà qu’on a vécu une grande soirée : il ne fallait pas manquer pour autant ce dernier mouvement de rêve, où la battue experte de Salonen, obtenant de chaque pupitre le sostenuto le plus intense, atteint une bouleversante apothéose. Les musiciens sourient, heureux et épuisés : les scories ou imprécisions entendues ci et là n’étaient ce soir que le signe de l’investissement total demandé par le chef, du jeu engagé et brûlant dans lequel sans état d’âme tous ont plongé, à commencer par le trombone de Guillaume Cottet-Dumoulin, les percussions d’Eric Sammut, Nicolas Martynciow et Emmanuel Hollebeke, la harpe de Marie-Pierre Chavaroche. Les spectateurs ovationnent comme rarement : même ceux qui, faute de transports publics, ont fait une traversée de Paris à pieds n’auront pas regretté le déplacement !