Chez Mahler, il y a bien la symphonie « des mille » (la huitième, en mi bémol) dont le titre inventé par le producteur ne correspond pas à l’effectif, mais donne une idée de l’abondance des musiciens. La Deuxième, dans ce domaine n’a pas grand-chose à lui envier : l’orchestre est gigantesque, 42 vents, le grand orgue, une fanfare, 4 percussionnistes, 8 contrebasses et les autres pupitres à l’avenant. Ce soir, s’ajouteront une centaine de choristes, mobilisés au dernier mouvement, sans oublier les deux solistes, l’alto étant apparue dès l’Urlicht (la lumière originelle), justement célèbre.
Schopenhauer, comme Nietzsche, ne sont pas loin, en cette fin de siècle qui a vu leurs idées s’immiscer dans les œuvres musicales post-romantiques et expressionnistes, après Tod und Verklärung, avec les résurrections finales, apothéoses obligées. Suite amplifiée de la première (la « Titan »), la deuxième symphonie enterre la divinité gigantesque avant de nous promettre sa résurrection, dont nous serons les témoins. Les sources littéraires en sont connues, du recueil des Wunderhorn Lieder au poème de Klopstock Die Auferstehung (la résurrection), prononcé lors des funérailles de Hans von Bülow, auxquelles assistait le compositeur, qui mit six ans à achever son ouvrage.
L’Orchestre national de Lyon est, de longue date, familier de Mahler. On se souvient d’une remarquable 4ème symphonie donnée durant le confinement. L’Auditorium a fait le plein pour cette rare occasion, reproduite le surlendemain. D’un geste énergique, acéré, Nikolaj Szeps-Zaider communique aux cordes graves le motif impérieux qui sous-tend l’ouvrage. Arrachement violent, d’une puissance irrésistible, on est emporté dans un tourbillon grandiose et pathétique qui fait se succéder, de façon théâtrale, les épisodes puissants, douloureux, à d’autres plus sereins. La dynamique est là, contrastée, aux couleurs vives servies par des instrumentistes irréprochables d’engagement. En dehors de la thématique commune, on perçoit mal l’unité de cette première partie, vécue ici comme une succession de séquences contrastées. L’aspect décousu, propre à Mahler, est renforcé par les césures, comme les suspensions entre deux changements de tempi. Parti pris, certainement, mais qui dérange et altère l’émotion. Cette observation prévaudra durant la plupart des mouvements. L’andante moderato, intermezzo fondé sur des Ländler, moment de bonheur avant le grotesque scherzo, fait la part belle aux cordes aux phrasés animés et lyriques, comme à la clarinette. La fluidité du discours est constante. A ce propos, tout au long de l’ouvrage, les cordes savent se faire diaphanes comme massives et tranchantes, et les vents ne sont pas en reste.
Auditorium Orchestre de Lyon, pour la Résurrection, de Mahler © Fred Mortagne
Le sinistre chaos, tourbillonnant du mouvement suivant, d’un humour grinçant, avec quelques lumières dans une pénombre inquiétante, sauvage et désespérée, est bien rendu, qui débouche sur l’Urlicht, attendu, salvateur. L’émotion contenue de ces quelques minutes est bouleversante. C’est avec Claudio Abbado, et précisément cette symphonie qu’Anna Larsson fit ses débuts internationaux. C’est dire la pertinence de son engagement. Son timbre profond, qualifié par certains de « velours noir », la conduite d’un chant qui ne l’a jamais abandonnée, la qualité de la diction, la puissance, l’égalité dans toute la tessiture font de ce Urlicht un moment d’exception. L’orchestre sait tisser avec discrétion et simplicité ses fils, après que les trois trompettes puis les vents aient annoncé la voix. Le hautbois, le violon solo, les harpes, avec simplicité, vont contribuer à faire de ces 68 mesures le sommet de l’ouvrage.
Au 5ème mouvement, la sauvagerie de l’orchestre, paroxystique, où chaque partie rivalise de virtuosité et de projection avec ses voisines, connaîtra quelques parenthèses apaisées, transparentes, ainsi le choral des bois sur pizzicati des cordes, puis celui confié aux trombones, au tuba et au contrebasson. Autant d’épisodes préparant l’entrée de la soprano et du chœur. La lumière va naître ce cette longue et minutieuse préparation. Il est malaisé d’obtenir un triple piano d’un orchestre aussi riche. Cependant, autant la gradation entre mezzo forte et triple forte était perceptible, autant la différence était-elle le plus souvent inaudible entre piano, voire mezzo forte et triple piano. Sauf que le chœur (*), lui, le réalise pleinement, avec son mystérieux et lent Aufersteh’n, très fondu, homogène, d’une retenue comme d’une densité sans lourdeur, c’est admirable de ferveur. Le soutien constant, la respiration, les modelés servent à merveille le texte et l’esprit. On ne présente plus Miah Persson. Mozartienne, à l’ample répertoire, la soprano suédoise – comme Anna Larsson – a évidemment chanté Mahler (la Résurrection, avec Haitink, la 4ème, les Wunderhorn Lieder…). Son timbre radieux, sa parfaite maîtrise vocale et linguistique, l’harmonie idéale des deux voix solistes et du chœur autorisaient un miracle. Las, l’orchestre, insuffisamment tenu, couvre trop souvent les voix, au moins de la place que j’occupais. La démesure, le gigantisme, l’exaltation confinent à une grandiloquence qui altère l’émotion distillée par les voix.
En dehors de l’Urlicht, des solistes et un chœur d’exception, un remarquable orchestre, un chef aguerri n’auront pas suffi pour nous combler de l’émotion attendue de cette œuvre démesurée, dont la difficulté à restituer toutes les facettes est périlleuse. Personne n’a démérité, tant s’en faut. Ne manquait que le « je ne sais quoi ».
(*) Les chœurs devrait-on écrire puisque Spirito, que dirige Nicole Corti, s’est joint au Jeune chœur symphonique, préparé par Pascal Adoumbou et Tanguy Bouvet.