La soirée commençait plutôt mal avec la défection, annoncée le matin même sur France Musique, du baryton américain Thomas Hampson – si rare en France ces derniers temps – dont le dernier récital Mahler au TCE nous avait laissé un souvenir ému et ébloui. De plus, ce concert filmé par Mezzo et Antenne 2 était diffusé en direct sur la chaîne du câble… sans Hampson, donc, et avec à sa place, le baryton allemand Dietrich Henschel.
Le cycle des « Lieder eines fahrenden Gesellen », le premier écrit par Mahler, textes compris, fut composé en plein désespoir amoureux. Il s’inspire de la poésie germanique du premier romantisme, et en particulier du « Wanderlied », comme avant lui « Le Voyage d’Hiver » de Schubert, avec une dimension supplémentaire : la culture hébraïque où la perpétuelle lamentation, profonde et inépuisable, tient une place prépondérante, voire essentielle… « L’éternelle douleur d’être juif » dont Bernstein avait parlé maintes fois…
Certes, remplacer un artiste de l’envergure d’Hampson dans une œuvre où il excelle, et de surcroît au cours d’un concert diffusé en direct, aurait déstabilisé plus d’un artiste chevronné.
Et bien évidemment, l’inquiétude était tangible chez Henschel, on peut le comprendre aisément. Cependant, le trac n’explique et n’excuse pas tout. Sans être indigne, sa prestation manqua étonnamment de ferveur, de tonus et d’expressivité. Ce chanteur, dont l’allemand est pourtant la langue maternelle, donna souvent l’impression d’être extérieur à l’œuvre, voire au texte même. Par ailleurs, il faut bien le reconnaître, Dietrich Henschel ne possède ni la voix ample et colorée d’Hampson, ni sa présence charismatique. De plus, Il fut à plusieurs reprises couvert par l’orchestre, en particulier dans le grave. On en a entendu d’autres, avec des moyens plutôt modestes, et des voix pas forcément exceptionnelles, parvenir à captiver et émouvoir l’auditoire. En conclusion, son interprétation fut plutôt ennuyeuse et monochrome, et ce malgré l’accompagnement attentif et inspiré de Christoph Eschenbach.
L’impression assez mitigée ressentie en première partie de concert allait fort heureusement se dissiper avec la formidable « Cinquième symphonie », véritable « clou ». de la soirée.
Cette œuvre de la maturité a été composée alors que Mahler, d’ores et déjà Directeur de l’Opéra de Vienne, est parvenu au sommet de sa puissance créatrice et de sa renommée. Il vient d’emménager dans sa résidence de Maiernnigg, lieu-dit de la rive Sud du Wörthersee, où il a également fait construire un atelier situé en pleine forêt, surplombant le lac, où il aime à se retirer pour composer. De plus, il a épousé à Vienne une femme de dix-neuf ans sa cadette – Alma Schindler – dont il est follement amoureux. Cette symphonie, considérée par Mahler lui-même, du moins pour le scherzo, comme l’expression « de l’homme dans la pleine lumière du jour, parvenu au point le plus haut de son existence », est un véritable monument. Fürtwangler dira d’elle qu’il s’agit de la « première symphonie nihiliste de l’Occident ». et Bruno Walter, que sa densité polyphonique « exigeait un renouvellement total de l’orchestration ».
De manière incontestable, Christoph Eschenbach, à propos duquel on ne parvient pas à comprendre qu’il soit si peu apprécié en France, possède à fond ce répertoire, et l’orchestre aussi. Leur lecture à la fois dense, puissante et raffinée, est empreinte de ce je ne sais quoi de mélancolique et de diffus qui font les grandes lectures mahlériennes. Lors du fameux – et sublime – Adagietto dans lequel baignait le célèbre film de Visconti, « Mort à Venise », l’émotion de l’auditoire était palpable … Le chef d’orchestre Willem Mengelberg, grand ami et ardent défenseur de Mahler, aimait à dire que, tout particulièrement, ce mouvement de la Symphonie reflétait la félicité et la plénitude de l’amour passionné d’Alma et de Gustav.
Triomphe absolu et mérité pour le chef et pour l’orchestre, dont les sonorités somptueuses furent particulièrement mises en valeur par ce programme. Assurément, ce fut bien d’eux que vint le plus beau chant.