Alors que les technologies modernes nous offrent une connaissance directe de tous les recoins de la planète, qui a encore envie de s’infliger le spectacle pitoyable de chanteurs européens affublés de costumes pseudo-japonais qui leur vont comme un gant à un ours ? Sans tomber dans les extrêmes absurdes de l’ethniquement correct, et sans aller jusqu’à transposer l’action sur la planète Mars, n’est-il pas souhaitable de trouver des solutions permettant d’échapper à ce genre de ridicule ? Malgré la surprise qu’elle peut provoquer, la production montée à La Fenice en 2013 par Àlex Rigola a donc de sérieux atouts : bien que l’identité visuelle soit signée Mariko Mori, on a rarement vu Madame Butterfly aussi peu japonaise, et ce n’est pas plus mal. Comme l’explique l’artiste nippone, son intention était de dépasser l’opposition Orient/Occident pour montrer les exploités et les exploiteurs. Si le dépouillement du spectacle peut rappeler la Butterfly de Bob Wilson, le résultat est pourtant bien moins japonisant : avec leurs cheveux en macarons, les amies de Butterfly ressemblent un peu à des Indiens Hopi, ou à la princesse Leia. Surtout, il ne prive en rien les personnages de leur humanité, bien au contraire. Le plateau est d’abord nu, à peine occupé par trois grands galets plats, surplombé par un gigantesque anneau de Möbius qui devient au deuxième acte le principal élément de décor (la chose est censée symboliser le cycle infini de la vie et de la mort, ce qui pourrait s’appliquer à pas mal d’autres opéras, mais passons). A quelques scories près, dont la projection pendant l’Intermezzo d’un voyage intersidéral mieux fait pour illustrer Les Planètes de Holst, cette production fonctionne parfaitement et prouve une fois encore, comme avait pu jadis le faire Robert Carsen avec le cycle entrepris pour l’Opéra des Flandres, que Puccini n’impose nullement le naturalisme.
Manuela Custer, Vittoria Yeo © Michele Crosera
La réussite du spectacle repose aussi sur de solides atouts musicaux, à commencer par la direction enveloppante de Daniele Callegari, qui traduit à merveille la poésie et la sensualité de la musique de Puccini. Après une ouverture plus martiale et pétaradante que nerveuse, on est aussitôt pris dans un flux sonore très habilement organisé, qui soutient les moments les plus intenses tout en ménageant d’admirables pauses, comme la valse – ici plus que lente – qui accompagne le thé au deuxième acte. L’orchestre de la Fenice sonne fort bien dans ce répertoire qui lui est familier, et le Chœur maison réussit la noce du premier acte, dont les diverses interventions semblent fuser des quatre coins du plateau au lieu de former le magma qu’on entend parfois ailleurs. A la fin du deuxième acte, le public est étonné quand ces mêmes artistes (rhabillés en tenue de concert) entrent par le fond du parterre pour interpréter le chœur bouche fermée qui accompagne l’attente de Butterfly.
Dans la distribution, si les comprimari sont assez oubliables, si le Goro de Cristiano Olivieri déconcerte par sa totale placidité scénique, sans parler d’un timbre assez ingrat, on admire le solide Yamadori de William Corrò, plus sans doute que le Bonze grommelant de Cristian Saitta. Des quatre rôles principaux, Manuela Custer est la seule à donner une impression de fragilité : même si la mise en scène impose sa présence davantage que d’ordinaire, on a connu des Suzuki plus véhémentes dans leur indignation, plus maternelles auprès de leur maîtresse. Luca Grassi parvient sans peine à faire de Sharpless un personnage de premier plan, malgré la jeunesse inhabituelle de son consul, vêtu d’un uniforme identique à celui de Pinkerton, à tel point que les deux hommes semblent camarades comment le sont Frédéric et Gérald dans Lakmé. Habitué de Cavaradossi ou de Calaf, Stefano La Colla est un Pinkerton à la voix de stentor, ce qui n’empêche heureusement pas de bien belles nuances, avec toute la douceur nécessaire pour séduire Butterfly le soir de leurs noces, et assez de soleil dans la voix pour que le lieutenant américain soit davantage qu’une brute antipathique. Même si la présence d’une soprano asiatique semble presque antinomique avec le concept de la mise en scène, Vittoria Yeo est une admirable Cio-Cio-San, à qui ne manque ni la grâce d’aigus piano suspendus ni la conviction des passages les plus vigoureux. On mesure ici tout le chemin parcouru par la soprano coréenne depuis sa Giovanna d’Arco à Parme en 2016 : si l’artiste avait alors pu paraître un peu froide, ce reproche ne tient plus du tout aujourd’hui. Heureux les mélomanes de la péninsule italienne, où se déroule presque entièrement la carrière de cette belle artiste.