Pour son début de saison, l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz reprend la Madama Butterfly qui avait été prévue début 2021 et donnée exclusivement en captation vidéo en raison de la crise sanitaire. On se réjouit que le spectacle soit maintenant visible dans le joli petit théâtre messin de 750 places, évidemment plein, surtout qu’il n’y a que trois représentations en moyenne pour chacun des opéras programmés. Avant de pénétrer dans la salle, on assiste à l’arrivée d’ambulances qui déposent des personnes âgées dont le sourire lumineux fait chaud au cœur, alors qu’il pleut des cordes sur la ville verte et ses saules pleureurs. Comme si la scène était tournée à l’envers, le brancard sort du véhicule de secours et la personne est confortablement installée sur un fauteuil roulant aux sièges moelleux et rembourrés puis précautionneusement conduite vers un ascenseur qu’un dispositif apparemment parfaitement rodé va permettre de mener jusqu’à l’orchestre. De l’établissement de retraite au théâtre et pas l’inverse, quel beau et puissant retour à la vie ! Après avoir vérifié la politique tarifaire de l’établissement, on comprend mieux : les places les plus chères sont à 55 euros et des réductions importantes sont concédées aux personnes concernées par un handicap, quand les personnes à mobilité réduite bénéficient d’un tarif de 14 euros. Ce qui devrait être tout à fait normal et courant prend ici une dimension toute particulière eu égard à la manière trop souvent inhumaine avec laquelle on traite nos anciens.
Ce petit épisode émouvant constitue une bonne introduction au concept élaboré par la metteure en scène dont on lit la note d’intention dans le programme avant le lever de rideau. En effet, Giovanna Spinelli a choisi de situer l’action vers 1945, plus de 30 ans après la rencontre de Cio-Cio-San et Pinkerton. Dans un hôpital militaire américain, Kate, la femme de Pinkerton, veille son époux avec leur fils Dolore. Le jeune homme est cet enfant à qui Cio-Cio-San disait, quand on lui demandait comment il s’appelait : « Réponds : aujourd’hui mon nom est “douleurʺ ». Rongé par le remords, Pinkerton a des visions et c’est là que l’opéra commence, se déroulant devant nos yeux, libérant « les fantômes du passé », selon les termes mêmes de Giovanna Spinelli. L’ancien jeune homme fringant et inconstant révèle à son fils qui est sa véritable mère ; ce n’est qu’au moment du chœur à bouche fermée que le fils commence à percevoir la présence de sa mère. Après le suicide de cette dernière, il refuse de rester avec son père et s’en va.
Voici de quoi inquiéter : comme à Strasbourg, l’année passée, on nous propose une histoire parallèle qui dédouble celle de Puccini, pourtant suffisamment riche et dramatiquement efficace pour se passer de quelque fantaisie scénaristique que ce soit ou de doubles points sur les « i ». On aura ainsi droit aux allées et venues autour d’un lit d’hôpital aux États-Unis pendant tout le spectacle en plus de l’action située au Japon, de quoi perturber la vue et sans doute l’écoute. Le lit du malade, sorte de revisitation de la Bohème au masculin, se trouvant soit à l’avant, soit à l’arrière de la scène. Et pourtant, très vite, non seulement on s’habitue au dispositif, mais en plus, il prend sens, sublimant et intensifiant encore davantage une œuvre déjà profondément émouvante en soi. Fort simple et peu chargé d’accessoires, le plateau est divisé en deux par des tentures ou des cloisons japonaises noir et or semblant émaner d’un palais abandonné, sur lequel se projette un théâtre d’ombres féerique (magnifiques lumières de Patrice Willaume), dans un superbe décor d’Elisabetta Salvatori. Les remords et la nostalgie de Pinkerton prennent forme et chair. Un peu comme si les héros du Parrain ou d’Il était une fois en Amérique s’inventaient une jeunesse de soldat exotique, mais un peu surannée et pâlie, réinventant un passé peu glorieux et presque évanoui. Les saris japonais, fluides et délavés, offrent ainsi un nuancier délicat allant du pétale de rose fanée à la rose thé, en passant par les verts de gris, lavande éventée ou gris perle au lustre perdu. Seul le rose fuchsia de la robe de mariage rutile, avant de se ternir. Le rouge carmin du sacrifice final n’en sera que plus éclatant. De même, la vision du grabat s’affadit ou se fait oublier, mais les regrets de Pinkerton n’en sont que plus vifs et le spectateur les vit comme en écho. Quant à Dolore, sa douleur va croître au fur et à mesure qu’il va connaître sa véritable identité et se rapprocher de sa mère. C’est lui à l’âge adulte que l’on voit dans les scènes finales à la place de l’enfant. Sa découverte progressive de la vérité n’en est que plus saisissante, conférant au drame une force supplémentaire. Il faudrait raconter le spectacle par le menu pour en évoquer les finesses et les beautés raffinées. Sobre et riche à la fois, intelligent et modeste, c’est-à-dire fidèle à l’esprit de Puccini, le spectacle bénéficie d’une mise en scène mémorable, dont la captation avec une distribution légèrement différente est visible et donne une idée de sa qualité.
Les voix ne peuvent que s’épanouir harmonieusement dans un contexte pareil et c’est le cas. Si Francesca Tiburzi n’a évidemment pas l’âge du rôle, elle ne cherche pas à imiter les manières d’une fillette, mais donne bien à sentir les émois et la détermination de la toute jeune femme intègre et amoureuse qui, devant la preuve de la trahison, sait que sa vie est finie. La voix est jeune, avec des accents aigrelets bienvenus, mais nobles et amples. La chanteuse italienne maîtrise parfaitement son chant, qu’elle plie à son jeu théâtral pour en faire encore mieux ressortir toute la richesse émotive, entre aigus surpuissants et plaintes murmurées, avec une science infinie. Si la performance de Francesca Tiburzi est fabuleuse, cela doit énormément à Suzuki, intensément présente en infaillible soutien. Vikena Kamenica met merveilleusement en valeur, de son mezzo velouté et charnu, les malheurs de sa maîtresse. À peine ouvre-t-elle la bouche qu’on sent les larmes monter aux yeux. Après un déchirant : « Tornerà », incrédule et poignant, Cio-Cio-San peut entamer son « Un bel dì » ; le public est à point… La scène du jardin mis à nu constitue un point d’orgue de l’accord vocal de ces deux superbes voix, instant de grâce encore sublimé par le magnifique Justin Pleutin, si présent dans son rôle muet de Dolore, tentant vainement de saisir des bribes de son enfance qui se délite comme ces pétales tombant en neige sur le sol dépouillé alors qu’il est agenouillé auprès de sa mère biologique, quand on voit son reflet dédoublé avec sa mère d’adoption derrière le voile. Et justement, cette mère est un rôle pour une fois entièrement étoffé. Il faut saluer ici l’art du costume de Giovanna Fiorentini qui culmine avec sa Kate Pinkerton de dos, ombrelle ouverte cachant son chapeau à plumes, toute droite sortie d’un Temps de l’innocence aux accents joyciens des Gens de Dublin. Il est rare qu’on se souvienne du rôle de Kate Pinkerton, accessoire effacé du drame. Ce n’est pas le cas ici, où Aurore Weiss marque durablement le public malgré sa courte intervention, préparée par son double muet présente sur scène aux côtés du mourant depuis le début de la tragédie.
© Luc Bertau – Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz
Venons-en à ce mourant, F. B. Pinkerton, dont l’interprète transcende les atermoiements avec une force et vitalité exceptionnelle. Le Français Thomas Bettinger déborde d’énergie et de fougue, avec une voix très bien placée et constamment sonore. Le fait de le voir en proie aux doutes, non plus en uniforme fringuant mais en pyjama en fond de scène sur une couche surmontée d’une potence aux faux-airs de Johnny s’en va-t’en guerre (les cinéphiles traumatisés comme moi par le remarquable film de Donald Trumbo comprendront immédiatement ce que cela évoque) confère une épaisseur sans précédent à son personnage. Les trois derniers « Butterfly », lancés alors que son fils se détourne de lui en entraînant Kate, le laissant seul, ne sont que plus lourds de sens. En consul sage, diplomate et bienveillant, le Niçois Jean-Luc Ballestra campe un superbe Sharpless, dont le trouble et l’empathie prennent corps grâce à une voix solide au timbre corsé. La noblesse qu’il dégage contraste avec le caractère sournois de Goro, dont Daegweon Choi sait restituer avec brio tout l’éventail de veulerie. Il faut dire que si le plateau vocal est de haute tenue, la direction d’acteurs est magistrale, les personnages offrant une richesse psychologique peu commune. Ce qui est également valable pour le reste de la distribution. Le Chœur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz offre une prestation très correcte, en particulier pour le chœur à bouche fermé, particulièrement émouvant, pendant que Cio-Cio-San est habillée par Susuki et Dolore, dans un rituel d’une poignante dignité.
On se sent particulièrement privilégié d’être installé en face de la scène, avec vue plongeante sur l’Orchestre National de Metz et la jeune cheffe Beatrice Venezi, dont on admire la direction ferme et sûre, quoique très rapide, alors qu’on aimerait faire durer les scènes. Mais la battue sait se faire plus mesurée quand il le faut, ce qui renforce les effets. « Gettiamo a mani piene » bénéficie par exemple d’un tempo si lent que la scène semble se dérouler au ralenti. La gestuelle de la jeune et élégante italienne, précise et autoritaire, déborde d’expressivité. L’orchestre ne peut que suivre et donner son meilleur, même si les cuivres sont ici ou là à la peine sur l’une ou l’autre note, ce qui ne perturbe pas l’homogénéité de l’ensemble.
Le public a passionnément applaudi ce spectacle magnifique que l’on a ressenti comme une totale réussite. L’un de ces moments magiques où l’on est heureux, surtout après la disette pandémique, de retrouver du spectacle vivant, dans le sens plein du terme, avec une profondeur de sens qui donne largement de quoi réfléchir et méditer, le tout dans un « petit » théâtre de province servi par une équipe largement féminine, très jeune et surtout très talentueuse. Un régal. En espérant que ce spectacle sera repris avant que le rouge-gorge ne fasse son nid plus de trois fois…