Troisième des quatre opéras « schillériens » de Verdi (avec Giovanna d’Arco, I manasdieri et Don Carlos), Luisa Miller ne fait pas partie des plus représentés. La raison n’en est pas due à l’indigence du livret ou à l’insuffisance de la partition mais à la position transitoire qu’occupe l’ouvrage au sein du corpus verdien. Inconfortablement placée entre les « années de galère » et la « trilogie populaire », Luisa Miller ne possède ni les fulgurances sauvages des titres antérieurs, ni l’évidence dramatique des chefs-d’œuvre à venir.
A défaut d’une mise en scène capable d’en confirmer la validité théâtrale, Madrid propose une version de concert où des chanteurs, habités de bout en bout par leur rôle, transcendent l’exercice en s’affranchissant du cérémonial trop souvent imposé par la formule. Ni pupitres, ni partitions, ni chaises où chacun, assis, une bouteille d’eau à ses pieds, attend le moment de faire son numéro… Il ne s’agit pas pour autant de mise en espace. Aucun ordonnateur n’a présidé au mouvement, c’est instinctivement que les interprètes prennent leurs marques et épousent, jusque dans le geste, le caractère de leur personnage.
Peut-il en être autrement lorsque la distribution comporte une bête de scène comme Leo Nucci ? A 74 ans, le baryton impose à ses partenaires par sa seule présence un niveau d’implication dramatique qu’ils n’auraient peut-être pas su atteindre autrement. Si la voix continue de défier la logique du temps, si la projection demeure insolente, l’aigu imparable, si tous les passages périlleux sont habilement contournés tant Nucci connaît intimement ses forces et ses faiblesses, on constate au fil de la soirée une certaine lassitude s’installer, sans que l’on sache faire la part de la fatigue ou du choix interprétatif. Passé l’air du premier acte, furieusement applaudi, où Nucci s’attache même à ne pas escamoter le trille des doubles croches, la partition offre à Miller peu d’occasions de briller. Symboliquement, la silhouette se voûte ; l’acteur et le chanteur s’effacent pour passer le flambeau aux générations suivantes, animées d’une ardeur à laquelle il ne saurait désormais résister.
Appelé à remplacer Francesco Meli une semaine avant les représentations, Vincenzo Costanzo confirme la rumeur flatteuse qui court autour de son jeune nom – on le dit âgé de 24 ans. Que de qualités dans ce chant, paré en sus de la fraîcheur inhérente à sa jeunesse ! Rodolfo naturellement lyrique aux registres soudés, à la ligne soignée, à l’aigu assuré et précis, il ne faudrait pas qu’un excès de tempérament ou trop de précipitation dans certaines prises de rôles – Pinkerton déjà ? – ne nuise à un parcours prometteur.
Que de promesses aussi dans l’interprétation de Luisa Miller par Lana Kos, soprano croate que l’on s’étonne de ne découvrir qu’aujourd’hui. Ses débuts datent de 2002, elle avait alors 17 ans. Non que le timbre soit des plus flatteurs mais la science et l’assurance avec lesquelles elle triomphe, sans concession, d’une écriture difficile car ambivalente lui valent de rafler la première place à l’applaudimètre. Là encore, on a envie de parler d’aigus tant ceux de Luisa sont sollicités de multiples manières, parfois piqués tels des aiguilles ou au contraire soutenus envers et contre l’orchestre. Mais résumer l’art de la chanteuse à ces notes saillantes serait ne pas prendre en compte la franchise et la liberté d’émission qui, ajoutée à la caractérisation, rendent la proposition enthousiasmante.
Le souci d’expression laisse davantage à désirer chez les seconds rôles. En Federica, Maria José Montiel s’invente une tessiture de contralto qu’elle n’a pas. Dmitry Belosselskiy (Walter) et John Relyea (Wurm) choisissent de privilégier avant tout la noirceur sardonique et le volume impressionnant de leur voix. A leur décharge, Verdi n’a pas réservé le meilleur de son inspiration aux deux méchants de l’histoire, férocement arc-boutés l’un et l’autre sur la convention.
Soucieuse d’équilibre plus que d’élan, la lecture de James Conlon à l’avantage de montrer les chœurs et l’orchestre du Teatro Real sous leur meilleur jour. Ainsi dirigé, le « moins bruyant » des opéras de jeunesse de Verdi – dixit Abramo Basevi – flamboie, mais avec la modestie qui sied à ceux que l’histoire a relégués au second plan.