L’heure est grave. La diminution des subventions ajoutée aux effets de l’inflation met en péril la programmation de nos institutions lyriques, voire leur survie. Rouen ferme ses portes ; Montpellier et Strasbourg revoient leur saison à la baisse ; Tours ne propose que deux représentations de Lucie de Lammermoor (contre trois auparavant par opéra). « Denis, démission ! » s’écrie un spectateur au premier balcon tandis que les musiciens avec le soutien de la direction retardent de dix minutes le lever de rideau en signe de protestation contre la précarité de leur situation (Emmanuel Denis est le maire EELV de Tours, élu en 2020). Économique, politique, le drame se joue dans la salle autant que sur la scène.
L’accès à la culture se réduit comme l’oxygène dans le tombeau d’Aida. Terrible constat lorsque les opéras en région rivalisent d’imagination pour élargir leur public et dynamiser leur répertoire. Paris propose une sempiternelle Lucia (du 18 février au 10 mars) ; Tours ose Lucie, son adaptation française créée en 1839 au Théâtre de la Renaissance et disparue des radars depuis une vingtaine d’années (la dernière fois en 2002 à Lyon puis à Paris avec selon les cas Natalie Dessay ou Patricia Ciofi dans le rôle-titre, Roberto Alagna ou Marcelo Alvarez en Edgar, Ludovic Tézier en Henri).
Si la supériorité de l’original sur l’avatar ne fait pas de doute, l’occasion de renouveler son regard sur une des œuvres les plus fameuses du répertoire est trop belle pour ne pas la saisir. Costumes transposés à l’époque de la création, décor intemporel constituée de trois cloisons amovibles blanches et moulurées, quelques accessoires contemporains, lecture au pied de la lettre : la mise en scène de Nicola Berloffa à pour premier mérite de ne pas parasiter cette (re)découverte.
© Marie Pétry
Le remplacement du personnage d’Alisa, la camériste, par le perfide Gilbert, fait de Lucie le seul rôle féminin de la pièce. Jodie Devos lui offre un chant que l’on pourra trouver trop raisonnable comparé à la virtuosité débridée de certaines interprètes de la version italienne. Mais l’approche s’inscrit dans une esthétique française, favorisée par la diction et les couleurs d’une voix dont la légèreté n’exclut pas la densité. Les reprises sont variées ; l’agilité de l’écriture dominée ; les aigus assumés sans excès de prouesse conformément à la partition qui prive la scène de folie de ses cadences avec flûte (ou harmonica de verre) et de ses notes stratosphériques. Surtout les nuances et les intentions participent à la caractérisation, appelée en toute logique à s’enrichir à l’épreuve du temps et de la scène (si tant est que l’opportunité lui en soit de nouveau offerte).
Ses partenaires masculins n’usent hélas pas de la même subtilité. Dans une salle de dimension modeste, leurs interventions s’apparentent trop souvent à un concours de décibels. Le parti pris peut se comprendre au 3e acte dans la scène du Wolf’s Crag. Bien qu’édulcoré dans la version française, l’affrontement à la vie à la mort entre Henri et Edgar peut justifier une surenchère de puissance. Ailleurs, un niveau d’intensité oscillant entre forte et fortissimo s’avère dommageable. Pourtant, Florian Sempey n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il allège une voix longue et souple, exactement taillée aux dimensions héroïques d’Henri. On devine alors les failles sans lesquelles le frère de Lucie se réduirait à une brute épaisse. De même, Matteo Roma s’impose dans la scène finale, lorsqu’il consent enfin à trouver des accents moins appuyés pour exprimer les tourments d’Edgar. Biberonné au répertoire rossinien, le ténor italien – cela s’entend – possède sinon l’éclat et la vaillance requis par une écriture particulièrement tendue.
Le constat vaut pour les autres chanteurs : Kevin Amiel (Arthur), Yoann Le Lan (Gilbert), Jean-Fernand Setti (Raymond). Moins de force, plus de nuances aideraient à asseoir des rôles dont chacun possède les clés dans un français irréprochable.
Joanna Slusarczyk aurait-elle dû les inciter à plus de pondération ? Récompensée par de nombreux prix, la jeune cheffe d’orchestre qui dirige son premier opéra sait équilibrer les volumes et soigner les contrastes. Le chœur réussit à être intelligible sans que leur cohérence ne soit prise en défaut. En dépit d’instrumentistes aguerris, le son de l’orchestre n’affiche pas la même unité, conséquence probable de la réduction d’activité dénoncée en début de spectacle. Le nombre de concerts est passé de 61 en 2017-18 à 36 cette saison. Puissent leurs revendications, étayées par une pétition en ligne, être entendues. Il faut sauver le seul orchestre ayant une mission de service public de diffusion de musique lyrique et symphonique en Région Centre.