La production de Lucia di Lammermoor qu’Andrei Serban avait concoctée pour l’OnP en 1995 avait fait couler beaucoup d’encre en son temps, notamment le soir de la première où elle fut accueillie par une bronca mémorable. Au fil des reprises les tensions se sont apaisées au point que, ce soir, les spectateurs ont majoritairement applaudi le décor au moment du salut final. Il faut dire que depuis vingt-huit ans le public en a vu d’autres mais surtout, la proposition de Serban qui nous montre une Lucia égarée dans un monde d’hommes qui la manipulent et l’utilisent pour servir leurs intérêts politiques (son frère) ou leur concupiscence (Arturo), est tout à fait dans l’air du temps.
Les décors romantiques d’une Ecosse idéalisée ont donc laissé la place à un univers dans lequel la virilité est exacerbée, un gymnase où des soldats s’exercent à l’athlétisme ou à l’escrime, une chambrée peuplée de militaires en petite tenue, des lavabos collectifs, le tout à l’intérieur d’un immense hémicycle au sommet duquel des bourgeois en costumes dix-neuvième viennent observer les personnages comme lors des séances publiques de Charcot sur l’hystérie à la salpêtrière. N’oublions pas que Lucia sombre assez vite dans la folie et ce dès son premier air où elle évoque les hallucinations qui l’obsèdent. En dehors de Lucia les autres personnages féminins sont des servantes qui s’occupent du ménage et que les soldats culbutent à l’occasion sans leur demander leur avis. Cela dit, le déroulement de l’intrigue et ses diverses péripéties sont tout à fait respectés.
Lucia di Lammermoor © Emilie Brouchon / Onp
Pour cette reprise, l’OnP a réuni une équipe solide et de haut niveau qui constitue l’intérêt majeur de ce spectacle. Des chanteurs jeunes pour la plupart ou qui n’avaient jamais jusqu’ici interprété l’ouvrage sur notre première scène nationale, à l’exception d’Éric Huchet, déjà présent lors des représentations de 2013, dont le Normanno sournois et cauteleux à souhait capte durablement l’attention. La voix large et soyeuse de Julie Pasturaud est un luxe pour le personnage épisodique d’Alisa tandis que le timbre claironnant de Thomas Bettinger lui permet de camper un Arturo autoritaire et sûr de lui qui se comporte en maître des lieux. De lui dépend le sort de la famille Ashton et il le sait. Doté de moyens conséquents, la basse polonaise Adam Palka campe un Raimondo juvénile à la voix claire qui ne manque pas d’autorité cependant. Le medium impressionne par sa largeur, tandis que le registre grave tend à s’amenuiser quelque peu à l’extrémité de la tessiture. Sa prestation n’en demeure pas moins exemplaire. Dans le rôle d’Enrico, Mattia Olivieri fait des débuts éclatants sur la scène de l’Opéra de Paris. Il ne fait qu’une bouchée de son air d’entrée « Cruda funesta smania », pourtant parsemé de difficultés dont il se rit avec une aisance confondante, une technique assurée, une voix puissante et remarquablement projetée et un aigu radieux qui semble n’avoir pas de limite. Le baryton italien se permet même d’oser quelques variations inédites dans le haut de la tessiture. Doté d’une présence scénique indéniable et d’un physique avenant, ce chanteur a un avenir radieux devant lui, surtout s’il conduit sa carrière avec prudence comme il le laisse entendre dans l’interview qu’il a accordée à notre consœur Marie-Laure Machado. Javier Camarena est aujourd’hui dans la plénitude de ses moyens vocaux. Le timbre solaire est homogène sur toute la tessiture, l’aigu, brillant et le suraigu jamais forcé. Tout au long de l’intrigue, l’émotion est au rendez-vous. Son Edgardo se débat en vain contre un destin contraire jusqu’à la mort. Sa scène finale particulièrement poignante lui vaut une longue ovation de la part du public. Face à lui, Brenda Rae campe une Lucia fragile dont on devine que la raison vacille dès le début de l’intrigue. Le timbre est feutré, les suraigus sont émis avec aisance et le style est adéquat. Même si la voix n’est pas très large, la soprano parvient à se faire entendre dans le grand vaisseau de Bastille, en dépit d’un orchestre parfois envahissant. Très à l’aise sur le plateau, elle exécute sans difficulté les acrobaties prévues par la mise en scène. Sa Lucia tout en demi-teintes a largement convaincu le public.
Lucia di Lammermoor © Emilie Brouchon / Onp
La partition qui nous est proposée, outre quelques coupures mineures, ne comporte pas la scène de Wolf’s Crag ce qui est tout à fait incompréhensible, d’autant plus qu’elle a été donnée en 1995 et lors des représentations de 2013. C’est d’autant plus regrettable que le ténor et le baryton de cette reprise lui auraient rendu pleinement justice. Point d’harmonica de verre non plus, c’est une flûte qui accompagne l’air de la folie, en revanche les cabalettes sont doublées et ornementées.
Saluons la belle prestation des Chœurs sous la houlette efficace de Ching-Lien Wu.
Pour ses premiers pas dans la fosse de l’Opéra Bastille, Aziz Shokhakimov propose une direction inégale, brouillonne par moment avec de curieux changements de tempo. Le sextuor, par exemple, est pris avec une lenteur désespérante qui nuit à la cohésion d’ensemble. L’on aura également remarqué quelques fausses notes à l’orchestre, notamment les cors, à deux reprises au dernier acte.