« Une grande soprano chante ce soir à Liège », glisse sur le ton de la confidence le chauffeur de taxi alors que la voiture s’engage sur le Boulevard de la Sauvenière. En cette période de l’Avent, la ville illuminée a les oreilles rivées sur son opéra où Annick Massis reprend le rôle de Lucia di Lammermoor. Peut-on rêver meilleure interprète pour cet ouvrage emblématique du répertoire romantique ? L’essence légère de la voix correspond aux intentions de Donizetti, contre l’avis de certains qui, prétextant Callas, voudraient davantage d’ampleur dramatique. La fraîcheur inaltérée du chant tire un trait sur ces discussions d’un autre temps. Annoncée par le frémissement liquide d’une harpe éloquente, Annick Massis parait et le personnage s’impose, juvénile, éthéré, diaphane presque, sans qu’aucune ombre ne suggère les égarements mentaux qui font de Lucia la cinglée la plus fameuse du bel canto. L’aria di sortita « Regnava nel silenzio » tracée d’un trait fin avec, en contrepoint bienvenu, l’Alisa incarnée d’Alexise Yerna ; « Quando rapito in estasi », la cabalette, ornée d’un trille délicat comme un battement d’ailes de papillon ; le duo avec Edgardo d’une grâce innocente… : les numéros se succèdent, nimbés d’une même lumière dont la pureté est douceur. Cette Lucia de porcelaine sera brisée sans effort par son frère, Enrico. On a pourtant connu des Ashton plus teigneux qu’Ivan Thirion. La distinction ici est de famille et le baryton belge se caractérise d’abord par le souci d’une ligne longue et dépourvue d’accrocs. Si veulerie il y a, elle se niche cette fois chez le chapelain, Raimondo, auquel la voix noire et sonore de Roberto Tagliavini prête un relief inquiétant. Prise en étau dans cette lutte de pouvoir, Lucia en perdra la raison.
© Opéra Royal de Wallonie – Lorraine Wauters
Attendue comme à chaque fois, la scène de folie est vécue à la manière d’un songe, couronnée d’aigus imparables, moins cristallins qu’aériens en un dialogue céleste avec l’harmonica de verre, rétabli conformément à la volonté initiale de Donizetti (des raisons financières avaient contraint le compositeur d’utiliser une flûte le soir de la création, à Naples en 1835). Voir dans la chambre au-dessus de la salle de mariage Lucia préméditer son meurtre, frapper de sang-froid son malheureux époux, lui trancher la tête puis, une fois redescendue, la jeter froidement au pied des invités va à l’encontre de l’angélisme qui alors prévalait. Avec la mort d’Egardo écrasé sous ce qu’on imagine être l’effondrement de sa tourelle, il s’agit du seul faux-pas de Stefano Mazzonis Di Pralafera. La mise en scène d’un dix-neuvièmisme assumé se distingue par l’usage de costumes conformes aux lieux et à l’époque du drame. Le décor consiste en deux tours pivotantes, l’une voulue imposante – l’ex château des Ravenswood occupé par Lucia et son frère –, l’autre délabrée – la demeure d’Edgardo. Entre les deux, des troncs d’arbres nus et une fontaine, descendus des cintres, symbolisent la forêt où Lucia retrouve son amant. Pour une fois, il est inutile de lire préalablement la note d’intention, les partis pris sont limpides.
Revenu à sa nature fondamentale de ténor lyrique dont Arnold dans Guillaume Tell la saison dernière l’avait détourné, Celso Albelo fait du tableau final l’exact pendant de la scène de folie. Intensité émotionnelle, scrupules stylistiques, la symétrie est d’autant plus appréciable qu’à l’ardeur d’Edgardo répond la candeur virginale de Lucia. Immanquablement passe dans ce chant de haute tenue, lié et racé, l’ombre d’Alfredo Kraus, originaire des Iles Canaries comme Celso Albelo et revendiqué pour modèle, avec cependant dans le dernier air un usage personnel et bienvenue de la demi-teinte.
A l’exemple des chanteurs, un même souci d’élégance habite la direction de Jésús López-Cobos (auquel on doit le premier enregistrement véritablement intègre de l’ouvrage en 1976, aux côtés de Montserrat Caballé et José Carreras). Elégance d’une lecture fluide, discrète au point d’en paraître parfois éteinte, dépourvue d’emphase et d’éclats dont l’apparente facilité rappelle cette leçon donnée par Voltaire dans son Dictionnaire philosophique : « si l’élégance a toujours l’air facile, tout ce qui est facile et naturel n’est cependant pas élégant ».
La représentation du 25 novembre 2015 est disponible en replay jusqu’au 26 mai 2016 sur CultureBox.