Pas de chance : après Georgia Jarman, souffrante le soir de la première de Lucia di Lammermoor à l’Opéra de Bordeaux et remplacée in extremis par Venera Gimadieva, c’est au tour de Julien Behr de flancher quatre jours plus tard, victime lui aussi des méfaits d’un hiver qui, pourtant terminé, continue de sévir. Le ténor n’a pas voulu renoncer à chanter le rôle d’Edgardo. S’il faut saluer son courage, le remercier d’avoir sauvé cette troisième représentation, souligner la prestance scénique et la lumière malgré tout perceptible d’un timbre poli à la meule mozartienne, il n’empêche que tout ouvrage lyrique repose sur une alchimie complexe qui ne saurait pour s’accomplir supporter l’insuffisance d’un de ces piliers. Ainsi que l’énoncerait George Bernard Shaw, comment le baryton peut-il empêcher la soprano de coucher avec le ténor si ce dernier est hors-jeu ?
Ce n’est pas la seule question soulevée par cette Lucia bordelaise. Pourquoi engager pour seconds rôles des chanteurs français, certes valeureux mais pas toujours à l’aise avec la langue et le style de l’opéra italien, quand paradoxalement dans l’opéra français, on s’obstine souvent aujourd’hui à employer des chanteurs étrangers (cf. Benvenuto Cellini actuellement à la Bastille) ?
Pourquoi le chœur peine-t-il à garder la mesure et pourquoi l’orchestre dirigé avec application par Pierre Dumoussaud sonne-t-il chichement, comme un orphéon de deuxième division, alors que l’on en garde dans d’autres répertoires un souvenir rutilant ? Délicate, la musique de Donizetti serait-elle plus difficile à interpréter que celle de Strauss ou Wagner ?
Pourquoi la mise en scène refuse-t-elle de prendre parti ? Les tenants de la tradition jugeront l’approche adoptée trop audacieuse tandis que les partisans de l’avant-garde la trouveront au contraire trop timide. Ne serait le mouvement parfois grotesque du chœur, Francesco Micheli invente des images d’une force esthétique indéniable rythmées par un décor unique et cylindrique constitué d’un bric-à-brac de meubles. Les couleurs des costumes, verts pour les Ashton, rouge pour les Ravenswood, aident à mieux suivre l’intrigue.
© Opéra national de Bordeaux
La lecture, freudienne, semblerait conditionnée par la personnalité éruptive de Florian Sempey, enfant chéri de la scène bordelaise, si elle n’avait été déjà étrennée à Venise. Le drame est représenté sous forme de flash-back à travers les yeux d’Enrico, non pas frère tortionnaire comme souvent, mais rejeton névrosé d’une famille à bout de course. Le baryton écrase d’autant plus la scène de sa présence que le ténor lui laisse le champ libre. Le chant, toujours lié et puissant, paraît cependant plus discipliné, comme si Florian Sempey refusait d’abuser de la situation en ne cédant pas à la tentation du décibel.
Seule face à ce bloc de méchanceté trouble, Georgia Jarman écarte de son soprano lyrique l’hypothèse d’une Lucia légère, brimbalée telle une feuille déjà morte au gré des bourrasques du désir masculin. Le défaut d’imagination dans les variations et la parcimonie du suraigu dans la scène de la folie sont compensés par l’ardeur de l’interprétation et un usage bienvenu du trille battu jusque sur les plus hautes notes. La femme ici meurt mais ne se brise pas, déterminée d’un bout à l’autre de l’œuvre, d’un « regnava nel silenzio » aux vocalises déliée à une scène de la folie rendue encore plus cristalline par l’emploi de l’harmonica de verre, conformément à la volonté de Donizetti. Telle est dans ces conditions particulières l’un des meilleurs souvenirs que l’on garde d’une représentation contrariée.