Si Olivier Py est comme toujours très présent sur les scènes lyriques françaises cette saison, avec la tournée de Mam’zelle Nitouche ou la venue prochaine à l’Opéra-Comique de sa production genevoise de Manon, il faut sortir des frontières de notre pays pour découvrir ses nouvelles mises en scène, comme La Gioconda imminente à Bruxelles, ou cette Lucia di Lammermoor qu’il a signée pour Bâle. Pour le chef-d’œuvre Donizetti, Olivier Py a choisi d’articuler son propos autour de l’état psychique de l’héroïne, ici présentée comme une des malades de Charcot à la fin du XIXe siècle, avec une référence explicité à la célèbre toile d’André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière (1887). Toute l’action se déroule donc dans la chambre de « l’hystérique » Lucia, à moins que son mal ne relève plutôt de la possession, puisqu’un démon cornu surgit de sous son lit d’hôpital pour la tourmenter. Les visions de l’héroïne prennent d’abord une forme assez innocente, qui renvoie au monde de l’enfance : la fontaine qui l’obsède, le fantôme qui la poursuit sont les formes que projette sur les murs de sa chambre une de ces lampes que la chaleur de l’ampoule fait tourner. A ces images se substituent bientôt les ombres plus inquiétantes venant de figurants cachés derrière le décor. Le procédé est encore décliné à l’acte suivant, avec l’arrivée d’Arturo monté sur une sorte de carrousel de cerfs empaillés, squelettes et personnages cornus. Seul meuble en dehors du lit, une armoire est à la fois refuge pour Lucia et source d’apparitions, dans cette chambre dont les dimensions changent selon l’humeur de son occupante, s’élargissant dès qu’elle retrouve l’élu de son cœur. Pour la scène de la folie, pas de giclées d’hémoglobine, mais une pluie de cendres qui s’abat sur le plateau, s’accrochant à la robe blanche de l’héroïne et à ses bras nus. Toutes ces belles idées confèrent une certaine cohérence au spectacle ; dommage seulement que certains procédés se répètent un peu trop au fil de la soirée, sans parler de tics propres à Olivier Py, comme ce tableau noir où l’on écrit ou dessine à la craie des messages ou des motifs qui n’apportent pas grand-chose au déroulement de l’intrigue.
© Sandra Then
Heureusement, l’hystérie n’est pas ce qui caractérise le jeu d’acteurs, même en ce qui concerne le rôle-titre. On se demanderait plutôt s’il ne s’agit pas d’un cas de possession : ce timbre un peu pincé, ce vibrato serré… Bon sang, mais c’est bien sûr : il suffit de fermer les yeux et on jurerait entendre Mady Mesplé en personne ! En alternance avec Rosa Feola, Svetlana Moskalenko est une jeune soprano russe qui a beaucoup chanté la Reine de la Nuit et qui s’est aussi fait remarquer en Lakmé. Pas de tout, il s’agit là d’une Lucia « à l’ancienne », du temps où les Lily Pons et Mado Robin s’étaient accaparé le rôle avant que sa véritable identité vocale ne lui soit restituée par Maria Callas et quelques autres. Techniquement, tout est en place chez Svetlana Moskalenko, et le personnage parvient à émouvoir, mais l’on a perdu l’habitude de ce genre de timbre, et l’on ne peut que regretter le forfait de Kathryn Lewek, initialement annoncée : sa stupéfiante Reine de la Nuit à Aix-en-Provence aurait sans nul doute fait d’elle une Lucia remarquable. Mexicain comme plusieurs de ses illustres aînés ténors, Fabián Lara possède une voix à la fois solide et solaire qui fait de lui un Edgardo de qualité. S’il a surtout interprété jusqu’ici de petits rôles dans des opéras de Verdi en Espagne, on peut penser qu’il ne devrait pas tarder à se voir proposer mieux. Jeune baryton italien encore peu connu en dehors de son pays natal, Ernesto Petti paraît presque surdimensionné en Enrico, tant l’opulence de son timbre semble le destiner à ces personnages verdiens qu’il a déjà abordés (il était Germont à Avignon en juin dernier). Souhaitons seulement qu’il n’abuse pas de ses dons et qu’il ne néglige pas ces notes d’ornement qui, plus rares dans le Verdi e la maturité, sont en revanche incontournables dans la musique de la première partie du XIXe siècle. Vêtu d’une blouse blanche – de médecin des âmes, Raimondo est ici devenu médecin des corps – Tassos Apostolou s’impose sans peine, même si ses notes les plus graves pourraient être un peu plus sonores. Curieuse idée de choisir un ténor de caractère pour le personnage, certes secondaire, de Normanno : avec Karl-Heinz Brandt, on entend un Monostatos ou un Goro – rôles qui figurent d’ailleurs à son répertoire – plutôt qu’un acolyte des sombres desseins d’Enrico. Un bravo chaleureux aux deux jeunes artistes de la troupe Oper-Avenir : Ena Pongrac, Alisa sonore, qui arrive à exister en quelques répliques, et Hyunjai Marco Lee, séduisant Arturo, si brève que soit sa participation à la soirée.
Dans la fosse, Giampaolo Bisanti mène ses troupes à bon port en proposant une lecture efficace de la partition, avec des tempos généralement allants. Le chœur du Theater Basel, complété pour l’occasion par l’Extrachor, remplit fort correctement son contrat.