Toile peinte qui représente une haute colline boisée surmontée d’un château, haute grille de fer forgé, puissantes colonnes historiées et dorures à profusion sur ornements inspirés du gothique flamboyant, cette production de Lucia de Lammermoor en met toujours plein les yeux malgré ses presque vingt ans. Ces décors monumentaux signés Ezio Frigerio sont représentatifs, avec les costumes de Franca Squarciapino – plus Louis XIII, à vrai dire, que François II – du travail de l’équipe rassemblée par le metteur en scène Nicolas Joel, qui avait fait de la fidélité aux œuvres un style et une profession de foi. On n’en est que plus surpris de découvrir des entorses à la règle ! Menues, voire insignifiantes diront certains, elles nous semblent pourtant mériter qu’on les relève. Ainsi le bâtiment qui protège la fontaine auprès de laquelle Lucia doit retrouver Edgardo est-il, précise Cammarano dans ses didascalies détaillées, à l’état de ruine. Cette image a une fonction : montrer directement au spectateur une situation d’incurie, peut-être ancienne, peut-être à relier à la guerre civile évoquée un peu plus tôt, et installer un climat de mélancolie, voire de pessimisme contagieux. Cette production propose, elle, un bâti à colonnes surmonté d’un lanternon gothique auquel ne manque pas un pignon qui se profile fièrement en fond de scène. L’image a de quoi séduire, mais où est passée la signification ? Le traitement de la scène relève du même principe d’écart entre ce qu’ont souhaité les auteurs – car évidemment les choix de Cammarano ont été validés par Donizetti – et ce qui est proposé. Le librettiste a prévu de faire entrer en scène Lucia et Alisa dans un état « d’agitation extrême ». Toutes deux ont peur, pour des raisons différentes. Si la suivante craint qu’on les découvre dans un rendez-vous clandestin avec un ennemi, sa maîtresse semble d’abord inquiète de découvrir le motif d’une rencontre insolite. On apprendra peu après que sa nervosité a d’autres causes, que ce lieu est pour elle chargé d’épouvante, et l’annonce de l’éloignement de son « sauveur » augmentera son désarroi. En lui prescrivant une entrée semblable à une irruption, le librettiste signale au spectateur le manque de maîtrise de soi et donc la fragilité nerveuse de Lucia, que le récit de l’apparition confirmera. Il construit ainsi une progression dans l’exposition du personnage, destinée à culminer dans le déchaînement de la scène de la folie. En nous montrant Lucia déjà en scène, assise dos au public, parfaitement immobile, comme si elle se reposait ou prenait le frais paisiblement jusqu’à ce que sa suivante vienne la déranger, la mise en scène ne contribue pas à faire percevoir la symbiose totale réussie par les auteurs entre drame et musique. Ce sont de telles observations qui nous empêchent d’adhérer totalement à cette proposition scénique, par ailleurs très séduisante plastiquement.
Arturo au centre (Florin Guzga) et Enrico à droite (Vitaliy Bilyy) © Patrice Nin
En revanche, à quelques nuances près, la distribution est des plus satisfaisantes. Nuances d’ailleurs moins vocales, en ce qui concerne Nadine Koutcher, dont le vibrato initial s’estompe rapidement et dont les trilles n’ont pas tous la même netteté, que scéniques. Grande et bien faite, la chanteuse ne donne guère l’image de la fragilité et quand elle survient du fond de la scène dans la robe émeraude qui découvre ses épaules, elle évoque davantage l’énergique Maureen O’Hara qu’une créature déjà marquée par la mort. Elle parvient néanmoins dans les scènes suivantes à brider sa vitalité et à camper de façon crédible l’abattement, puis l’égarement. Vocalement, l’émission est franche, l’homogénéité sûre, les aigus précis, le souffle long, l’agilité respectable et la projection de qualité. Sans nul doute, une Lucia de premier plan ! Belle prestation aussi pour Vitaliy Bilyy dans le rôle du frère bourreau ; manifestement au mieux de sa forme il prend un plaisir évident à laisser sa voix courir sur toute la tessiture, avec des portés un rien exhibitionnistes, mais on peut comprendre la satisfaction du chanteur à goûter et à exposer sa plénitude vocale. Le personnage est brutal à souhait, peut-être un peu trop monolithique, mais la direction d’acteurs a peut-être manqué d’acuité en choisissant de favoriser la position scénique vers le public au détriment d’un jeu plus « naturel ». Autre qualité, commune du reste aux autres slavophones de la distribution, aucune résurgence phonique intempestive dans la prononciation de l’italien. L’interprète d’Edgardo aurait été discuté, avant les représentations : l’apprendre nous a étonné car Sergey Romanovsky nous a convaincu par un lyrisme dont la ferveur ne nuit jamais à l’élégance, qualité fondamentale d’un personnage que sa sincérité et sa sensibilité condamnent dans un univers où triomphent la violence et la déloyauté. Certes, il a semblé forcer, dans sa première scène. Mais le chef lui donnait-il la bonne réplique ?
Grosso modo peu répréhensible sur ses tempi, Maurizio Benini contrôle-t-il assez l’intensité sonore ? L’expressivité de l’orchestre, Donizetti la confie aux timbres, aux couleurs, aux modulations, aux changements de tonalité, à leurs échos, aux mélodies, aux désaccords, aux accents, aux rythmes, plus qu’à l’intensité sonore, qu’il n’enfle jamais au détriment des chanteurs. Mais le rendu de l’orchestre, solistes – harpe, clarinette, hautbois – sections ou tutti, est à son plus haut niveau, comme celui des artistes du chœur, dont les interventions extrêmement nuancées sont de constantes réussites. Le reste de la distribution est à la hauteur : le Raimundo digne de Maxim Kuzmin-Karavaev, l’Arturo haut-perché de Florin Guzga et l’Alisa attentive de Marion Lebègue, à la jeunesse inattendue et bien venue car propice à souligner par comparaison l’instabilité de Lucia. Véritable luxe, la présence de Luca Lombardo en Normanno permet de constater qu’après trente ans de carrière celui qui fut Arturo pour Edita Gruberova conserve une voix d’une clarté inentamée. Tous reçoivent les effusions d’une salle comble que les malheurs de Lucia semblent avoir régalée, le trio Lucia-Enrico-Edgardo se taillant évidemment la part du lion !