Toute représentation de L’Orfeo de Monteverdi renoue avec les débuts de l’opéra, puisqu’on s’accorde à dire qu’il en est l’une des premières formes achevées, héritière de plusieurs décennies d’expérimentations et constitutive du canon du dramma per musica – en tout cas la plus ancienne qui nous soit parvenue complète. Interpréter L’Orfeo, c’est donc faire partager la ferveur et l’enthousiasme des créateurs et des spectateurs d’un genre nouveau, d’une forme d’art par laquelle l’humanisme des XVe-XVIe siècles redécouvre l’Antiquité à la lumière du christianisme et réinterprète le christianisme à la lumière de la pensée antique. La Basilique de Saint-Denis était un lieu à investir pour l’interprétation de ce chef-d’œuvre fondateur. Pour cela, le Festival a fait appel à Leonardo García Alarcón, familier de Monteverdi et de l’œuvre qu’il avait dirigée déjà en 2013 en divers endroits avec l’Académie baroque d’Ambronay, et au metteur en scène Jean Bellorini, par ailleurs directeur du Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis.
La direction du chef argentin est caractérisée par des tempi rapides, mettant en évidence la vigueur des rythmes, autant que par l’attention constante portée au timbre des instruments et des voix. Tout en faisant entendre les différents plans de la construction complexe de la partition, il reste soucieux de préserver une forme de simplicité dans le rapport au son et au texte chanté. Son ensemble, l’excellente Cappella Mediterranea, et le Chœur de Chambre de Namur réalisent ce programme avec bonheur.
Une telle quête d’authenticité aurait été desservie par une mise en scène redoublant sous forme visuelle ce que la musique et le chant nous disent déjà de manière explicite. C’est le mérite de Jean Bellorini, qui a travaillé en étroite collaboration avec Leonardo García Alarcón, de l’avoir compris. Ainsi l’utilisation d’un escabeau – côté cour – et d’une simple chaise placée devant l’orchestre suffit-elle à démultiplier l’espace tout en créant plusieurs points d’ancrage du chant, avant que d’autres procédés plus spectaculaires ne prennent le relais : une immense roue illuminée par les ampoules électriques dont elle est munie (figurant le soleil de « Rosa del Ciel » mais aussi la roue de la Fortune) qui se met à tourner derrière l’orchestre, ou une nacelle élévatrice portant le couple d’Orfeo et Eurydice au sommet de son bonheur avant d’être, à la fin de l’opéra, l’instrument de l’ascension d’Orfeo sous la protection d’Apollon, tandis qu’un élément mobile fait circuler Charon d’abord, Eurydice ensuite. Les bougies – les cierges ? –, allumées peu à peu, participent à un jeu subtil d’ombre et de lumière suggérant l’arrière-plan mystique et néo-platonicien du livret d’Alessandro Striggio.
Verticalité et horizontalité du lieu sont habilement mises au service de la dimension dramatique et de la symbolique de l’œuvre : après l’intervention des trompettes situées sur la galerie haute, au pied de l’orgue, l’arrivée du personnage allégorique de La Musique, depuis le fond de la Basilique, remontant les rangées de spectateurs pour rejoindre la scène, fait passer un frisson grâce auquel on oublie la température élevée de ce mardi soir. Dans ce rôle, auquel s’ajoute ensuite celui d’Eurydice, la soprano Francesca Aspromonte, déjà remarquée en 2013, confirme l’ampleur de sa voix, la qualité de sa diction et l’expressivité d’une voix riche de nuances. Tout aussi digne de louanges est le Berger incarné par le ténor britannique Nicholas Scott, saisissant de fraîcheur vocale et d’entrain. Chacun des rôles est ainsi porté par une conviction profonde et une personnalité véritable, qu’il s’agisse du contreténor italien Alessandro Giangrande, tour à tour Berger, Esprit et Apollon, ou de la Nymphe chantée par la soprano Amélie Renglet.
Guiseppina Bridelli est une merveilleuse messagère, aux inflexions subtiles, vivement applaudie aux saluts, tandis que la basse italienne Salvo Vitale se taille un beau succès en Charon, faisant oublier par la puissance de ses graves et la qualité de sa projection le ridicule des aquariums qui l’accompagnent avec leurs poissons rouges, figuration ironique (?) de l’Achéron ou du Styx – seul point faible, sans doute, de la mise en espace. Le Pluton de la basse allemande Konstantin Wolff est irréprochable, et la mezzo-soprano française Anna Reinhold prête à Proserpine – et à l’Espérance – une voix ronde, très homogène, dotée d’une belle projection. Le Chœur de Chambre de Namur, tout en nuances et en précision, vient compléter cet ensemble de haute qualité.
Dans un tel contexte, le ténor Valerio Contaldo peut donner le meilleur de lui-même. Il incarne un Orfeo touchant, d’abord volontairement effacé par rapport au premier Berger, et qui dans sa démonstration de chant adressée à Charon démontre comment le chanteur se construit en virtuose contre l’adversité, comment la souffrance est à l’origine du renouvellement de son art.
Ni la chaleur écrasante, ni les problèmes de circulation du métro n’ont dissuadé la foule des spectateurs de venir jusqu’à la Basilique de Saint-Denis, et les deux petites heures que dure le spectacle auront fait rapidement oublier les conditions peu confortables de l’audition (étroitesse des rangées, dureté des sièges, absence de visibilité complète de la scène en raison de la disposition des sièges, température élevée). La cohésion parfaite des musiciens et des chanteurs – sur ce point, la manière dont les solistes, aux saluts, étreignent à tour de rôle les mains de Leonardo García Alarcón en disent long sur la générosité et le charisme du chef d’orchestre – l’acoustique favorable à l’œuvre, à l’effectif orchestral et aux voix, la force de suggestion du lieu et des effets de lumière assurent le succès de l’entreprise.