Au cœur de la réussite de cette nouvelle production de l’Orfeo, un formidable Marc Mauillon dont la prestation est captivante. Il campe un chanteur pop des années 70, dans un milieu glauque, délétère, dont la fraîcheur n’est pas la première qualité. Musicien hors normes, a-t-il jamais été meilleur ? Sa puissance expressive, son intelligence dramatique forcent l’admiration. « La danse, le travail du corps aident à l’expression musicale » confie-t-il à propos de ce parti pris. Habité par le verbe, il fait toujours « de la musique avec des mots » ainsi qu’il le confiait à Bernard Schreuders en 2012. La puissance naturelle, la projection, le soutien, la conduite et l’ornementation de la ligne, la couleur, tout est là.
Yves Lenoir, qui signe ici, seul, sa première grande réalisation, est revenu aux sources du mythe, faisant craquer le cadre conventionnel, oubliant la nature bucolique, les stéréotypes infernaux, pour nous offrir un héros de chair et de sang, livré à ses passions et à ses tourments, avec des dieux aussi vénaux, roublards, débauchés, mais aussi touchants que des humains. Une vaste chambre d’hôtel, haute de plafond et de fenêtres, avec sa salle de bain, sera le cadre unique des cinq actes, à la faveur de quelques ingénieux changements à vue et d’éclairages pertinents. Le chœur n’est plus ici le témoin, le commentateur passif du drame antique, sinon à travers un journaliste et un photographe, c’est l’ensemble des groupies de leur idole, dont la présence et les évolutions vont animer le plateau. On fume, on boit, on se drogue – une piqûre est plus efficace que le chant pour endormir Caron – on se caresse, on s’embrasse et on s’aime. La direction d’acteurs, bien que millimétrée, respire la nonchalance. Une carrière prometteuse s’ouvre pour Yves Lenoir, qui met ses qualités musicales – on ignore généralement qu’il fut luthiste et haute-contre – au service d’une mise en scène proprement inspirée, intelligente et aboutie.
Orfeo © Gilles Abegg Opéra de Dijon
Marc Mauillon, notre pop star, est splendidement entouré par la fine fleur du chant baroque. Dans l’ordre d’apparition en scène : Emmanuelle de Negri (La Musica), dont la voix et l’engagement se situent au plus haut niveau ; les bergers, remarquables, que l’on retrouvera en esprits au 4e acte ; la Nymphe fraîche de Capucine Keller ; l’extraordinaire Messagère de Eva Zaïcik, mezzo à la voix chaude, dont l’irruption puis le récit nous bouleversent ; l’Espérance de Kangmin Justin Kim, dont on regrette la brièveté de l’intervention ; Renaud Delaigue, Caron vénal à souhait ; le couple infernal et concupiscent (Proserpine et Pluton), où Claire Lefillâtre tient la dragée haute à son époux, Frédéric Caton, tous deux vocalement et dramatiquement remarquables ; et enfin l’Apollon lumineux de Tomas Kral, voix superbe et sonore qui illustre à merveille l’affection qui le lie à son fils. Pas la moindre faiblesse dans cette distribution proche de l’idéal. Le chœur de solistes, tous aguerris au chant baroque, est d’une homogénéité remarquable.
Emilie Bregougnon mobilise trois danseurs solistes – tour à tour métèques gominés et porte-flingues – et les membres du chœur : alors que l’exercice paraissait redoutable, le miracle s’accomplit. La musique des danses de la Renaissance est chorégraphiée pour participer à l’esthétique globale du spectacle, avec un naturel confondant.
Etienne Meyer et ses Traversées baroques, après la révélation de La Pellegrina, en 2014, nous offrent une lecture fouillée, délicate et forte, toujours souple et dynamique de la partition. L’orchestre, aux équilibres idéaux, compte à peine plus d’instruments qu’à la création, quelques doublures s’imposant compte-tenu de l’ampleur de la salle de 1600 places. Le soin apporté à l’accompagnement est indéniable, tout comme les couleurs des passages instrumentaux. Parmi les initiatives retenons la toccata d’ouverture, emblématique, qui place la trompette et les sacqueboutes dans l’équivalent d’une loggia, rappel visuel, et surtout sonore, bienvenu et efficace. Les attentes ponctuellement insatisfaites de davantage d’expressionnisme (régale insuffisamment agressive, hémioles trop souples, dramatisme des actes ultimes) n’ont pas suffi à estomper notre bonheur. Le public, enthousiaste, ne s’y est pas trompé, qui ovationne longuement les artistes : il a assisté à une création qui fera date, promise à un bel avenir.