Il aura fallu un peu plus d’un demi-siècle pour que l’opera seria reprenne complètement ses droits en tant que genre lyrique, et les brillantes représentations nancéiennes de La Clémence de Titus prouvent à plus d’un titre que la reconquête a été menée à bien.
Tout d’abord, le spectacle de John Fulljames, coproduit avec la structure britannique Opera North, montre qu’il est possible de donner à voir la dernière tentative de Mozart dans ce domaine sans se livrer aux gamineries décoratives des uns ni succomber à la brutalité ultramoderniste des autres. C’est une Clemenza sans gadgets qu’on voit ici, dont l’actualisation n’a pour but que de rendre plus nets les sentiments des protagonistes. Comme chez Willy Decker, on nous montre pendant l’ouverture la rivale de Vitellia, cette Bérénice que Titus chasse dès le début du premier acte. Titus est un chef d’Etat isolé, que certains de ses collaborateurs voudraient voir adopter une ligne dure (c’est le cas de Publius) ; le mur tantôt transparent, tantôt opaque, qui tourne au centre du plateau permet de souligner la solitude du souverain, observé plus que secondé par son entourage. Les rangers montantes que Sextus et l’empereur sont les seuls à porter renvoient à un régime vaguement militaire, tout en faisant des deux personnages de possibles compagnons d’armes. Et quand, à la toute fin de l’œuvre, on dépose à l’avant-scène un Sextus passé à tabac qui ne se relève même pas pour chanter le final, la violence n’a pas besoin d’accessoires superflus pour être bien visible. La vidéo de Finn Ross est littéralement bluffante, et même lorsqu’on a compris comment elle est employée, on se laisse prendre et l’on a peine à croire que le décor ne bouge pratiquement pas, alors qu’on nous le montre pivotant, évoluant tout au long de la représentation. Seul regret : selon une pratique qui devient envahissante, le chœur, excellent mais invisible, passe toute la soirée en coulisses, ou plutôt dans les loges d’avant-scène. Ensuite, la présence de deux hommes dans les rôles écrits pour des castrats modifie considérablement la donne, et contribue là encore au sérieux avec lequel cette Clémence nous est présentée. Sextus n’est pas ici le pleutre soumis à une Vitellia dominatrice qu’on voit trop souvent, et le personnage n’a nullement un air de chien battu. Sextus et Annius n’ont pas le côté « Jeunes filles en uniforme » vers lequel a tendance à basculer leur duo lorsqu’il est interprété par deux chanteuses. Enfin, la jeunesse de l’interprète de Titus permet peut-être de mieux comprendre l’amitié qui unit les deux héros.
On vient de l’évoquer, la preuve suprême du sérieux avec lequel l’œuvre est montée, c’est bien la restitution de deux des six rôles à des voix masculines. Peut-être l’entreprise avait-elle déjà été tentée, en tout cas elle prend ici tout son relief grâce à l’excellence vocale des deux chanteurs, et d’ailleurs de l’ensemble de la distribution. C’est évidemment autour de Franco Fagioli que s’articule tout ce spectacle : avant d’avoir entendu une voix comme la sienne, aussi sonore, aussi capable de nuances et riche de couleurs, il aurait paru certain que seule une mezzo-soprano était à même d’incarner Sesto. Admirable dans les moments de virtuosité qui semblent ne lui coûter aucun effort, Fagioli se montre également convaincant dans la déclamation. A ses côtés, Yuriy Minenko, au timbre nettement différencié mais au volume comparable, est un vaillant Annio, dont on apprécie particulièrement le second air. Bernard Richter, dont la voix a pu parfois paraître surdimensionnée pour les œuvres du premier XVIIIe siècle, est ici tout à fait à sa place, pour un Titus jeune, on l’a dit, aussi à l’aise dans la vocalise que dans l’introspection, avec notamment un superbe « Se all’impero ». La soprano slovène Sabina Cvilak fait forte impression dans un rôle qui exige des capacités hors-normes : de Vitellia elle possède les graves affirmés et l’aisance dans l’aigu, mais elle joint à ses compétences purement vocales une réelle présence scénique, pour une composition qui fait d’elle une sorte de Lady Macbeth, lorsque « Non più di fiori » fait plonger le personnage dans la névrose criminelle. Sa compatriote Bernarda Bobro, vue en Despina en octobre à Garnier et que l’on retrouvera en Gretel l’an prochain à l’opéra de Paris, est une charmante Servilia, et Myklós Sebestyén est un Publio qui ne se contente pas de jouer les utilités. Toute cette équipe (plus trois figurants) est emmenée par la baguette nerveuse et déliée du chef américain Kazem Abdullah, dont la direction s’apaise en cours de soirée, mais sans rien perdre de sa vivacité, après un démarrage sur les chapeaux de roues pour les deux premiers numéros de la partition, où l’adoption de tempos ultra-rapides semble demander l’impossible aux chanteurs. Et Mozart sonne si bien dans la salle de l’opéra de Nancy qu’on en redemande : si seulement Franco Fagioli pouvait revenir pour y chanter l’Idamante qu’il sera cet automne à Londres !