Francesco CAVALLI (1602-1676)
Giasone
Nouvelle production
Mise en scène : Mariame Clément
Décors et costumes : Julia Hansen
Lumières : Philippe Bertomé
Giasone : Christophe Dumaux
Medea : Katarina Bradić
Isilfe: Robin Johannsen
Ercole/Oreste: Andrew Ashwin
Demo: Filippo Adami
Giove/Besso: Josef Wagner
Amore/Alinda: Angélique Noldus
Delfa: Yaniv d’Or
Egeo/Sole : Emilio Pons
Symfonisch Orkest van de Vlaamse Opera
Direction musicale : Federico Maria Sardelli
Vlaamse Opera Gent, 30 avril 2010
Prochaines représentations : Vlaamse Opera Antwerpen – 12, 14, 16*, 18 et 20 mai à 19h30 (* 15h00)
L’opéra ou la défaite des hommes
Héros de la mythologie grecque et des péplums hollywoodiens, Jason fut aussi, au XVIIe siècle, l’antihéros du plus populaire des opéras vénitiens. Le livret de Giacinto Andrea Cicognini s’inspire très librement d’Apollonios de Rhodes et néglige les aventures qui ont forgé la légende du fier Argonaute pour nous révéler la duplicité d’un macho singulièrement lâche et frivole. Les reines trahies de Lemnos (Hypsipyle) et de Crète (Médée) sont en fait les véritables héroïnes de ce Giasone créé au Théâtre San Cassiano en janvier 1648 ou 1649 sur une musique de Francesco Cavalli. La fidélité et l’abnégation de la première, le pardon de la seconde et leur commune détermination esquissent une autre histoire de l’opéra, où les femmes ne sont pas interdites de bonheur et ne meurent pas tragiquement, mais forcent l’admiration et tiennent la dragée haute aux hommes. Bien sûr, Catherine Clément nous rétorquerait que cette lecture eût été impensable à l’époque, foncièrement patriarcale, et qu’elle ne peut guère expliquer le succès durable de Giasone. Du reste, des figures secondaires (Ægeus, Besso) rachètent en partie l’honneur des hommes et la tragicomédie impose un lieto fine où les couples légitimes se reforment (Médée/Æegeus ; Jason/ Hypsipyle), l’indulgence des compagnes bafouées à l’endroit de Jason autorisant des interprétations flatteuses pour son ego comme, d’ailleurs, pour celui des spectateurs qui se seraient identifiés à l’irrésistible don juan.
L’intrigue ne nous fournit pas les raisons du triomphe de cet opéra ; elles sont plutôt à rechercher dans sa construction et sa facture originales. Giasone représente un bref moment d’équilibre dans l’histoire de l’opéra : c’est en même temps le point final du processus de maturation d’un genre, écrit Ellen Rosand, et le début d’une nouvelle forme de théâtre dans lequelle, pleinement légitimée et soutenue par l’influence croissante du chanteur, la musica pourrait finalement assujettir le drama1. Grâce à l’étroite collaboration du poète et du musicien, l’air se distingue enfin clairement du récitatif et ses fonctions dramatiques se précisent, le musicien s’émancipe et ose jouer la séduction, mais sans jamais mettre en péril la balance subtile du chant et du discours. Dans Giasone, toutes les conventions du théâtre musical vénitien concourent à ce miracle rarement reproduit au cours de l’histoire de l’opéra, des airs comiques aux sommeils, en passant par les duos amoureux, qui rivalisent de volupté, les lamenti, où Cavalli demeure inégalé, ou encore l’invocation des Esprits Infernaux par Médée, d’une exceptionnelle puissance dramatique, et dans laquelle Ellen Rosand voit le prototype des scènes d’incantation à venir2. Le mélange des genres, si prisé des Vénitiens, n’est pas non plus étranger à la réussite de l’entreprise: comique, tragique et surnaturel se côtoient et s’interpénètrent avec un naturel déconcertant, opposant à une galerie de personnages extrêmement typés et proches de la commedia dell’arte, unidimensionnels mais très efficaces, la figure plus dense et crédible de la reine de Lemnos, une Hypsipyle tendre et combative, dont le dernier lamento représente le climax de l’opéra.
Federico Maria Sardelli et Mariame Clément ont choisi la version de Giasone conservée dans le manuscrit de Vienne, le plus complet des neuf qui nous sont parvenus. Ils ont procédé à quelques coupures pour la réduire à des proportions acceptables par le public actuel – la jardinière Rosmina et ses deux airs passent ainsi à la trappe –, bien qu’elle dure encore près de trois heures et demie ! Ces interventions ne semblent en tout cas pas affecter sa lisibilité ni sa cohérence. Comme toutes les partitions italiennes de cette période, celle de Giasone n’offre qu’un canevas : plusieurs parties instrumentales ne sont pas notées, il manque des sinfonie et ritornelli et, pour reprendre l’image de Federico Maria Sardelli, elle nécessite un délicat travail de restauration. Devant ces lacunes, les musiciens empruntent généralement à d’autres ouvrages du même compositeur (Christophe Rousset) ou à ses contemporains (René Jacobs). Sardelli a opté pour une troisième voie, plus aventureuse: il a écrit lui-même des morceaux alla Cavalli, convaincu que ces pages s’intégreront d’autant mieux à la partition qu’elles serviront la même dramaturgie. Le chef affirme qu’il est impossible de distinguer ses ajouts de l’original cavallien. Une oreille experte pourrait sans doute le contredire, la nôtre n’a relevé aucune disparité.
Si Jason est une figure burlesque et n’a plus rien de mythique, comme le note Mariame Clément, gommer ses origines héroïques et toute référence à la mythologie constituerait un appauvrissement considérable. La tentation est grande, pourtant, car ces éléments, bien que constitutifs de l’opéra, posent un réel défi aux metteurs en scène. La réponse de Mariame Clément est plurielle et féconde : Nous avons créé une mythologie propre. Quelque chose entre le grandiose, le banal et le pitoyable. Le décor unique, entre champ de fouilles archéologiques et paysage industriel, semble au premier regard plutôt trivial avec son hangar, ses placards, ses bouches d’égout et son escalier en colimaçon, mais il se révèle très vite un formidable espace modulable, propice aux surprises en tout genre. Impossible de ne pas mentionner l’entrée de Jason, premier et mémorable tableau de l’opéra : le panneau coulissant d’un placard dévoile le bourreau des cœurs endormi, le torse nu dépassant de draps immaculés, lorsque une, deux, puis trois et bientôt six mains inconnues jaillissent du fond du lit, l’enlacent et le caresse alors qu’il chante en rêvant les délices de l’amour (« Delizie contente », un bijou dont s’est notamment éprise Cecilia Bartoli). Autre image forte, éminemment poétique: Hypsipyle apparaît dans une niche géante, telle une madone sculpturale sur fond d’azur, ses jumeaux sur les genoux. Mariame Clément assume pleinement la charge comique de Giasone et joue habilement des codes, entre clins d’œil à la machinerie baroque et dérision. Elle signe un travail inventif et coloré, ludique, rythmé et sans la moindre baisse de régime – un exploit pour un spectacle d’une telle longueur ! Bien sûr, rien n’est aussi personnel que l’humour, sinon le rapport au corps et au sexe… La scénographie suscite, dès l’entracte, des commentaires contrastés. Les héros sont fatigués mais ivres de désirs, Cicognini et Cavalli l’ont voulu ainsi, certes, d’aucuns font pourtant la moue devant Le Choc des Tétons chorégraphié par Mariame Clément: poitrail maigre et juvénile (Jason) ou charnu et velu (Ægeus), musculeux et moulé sous un maillot de footballeur américain (Hercule), obus gorgés de lait (Hypsipyle) ou seins flasques et pendants, agités comme d’improbables appâts (Delfa), c’est le triomphe de la poitrine !
Federico Maria Sardelli et Mariame Clément disposent d’un plateau idéal: les jeunes chanteurs rassemblés par le Vlaamse Opera non seulement savent jouer et se donnent sans compter, mais ils débutent également tous dans leurs rôles, un atout inestimable pour fédérer les artistes autour d’une même vision et développer un véritable esprit de troupe. Christophe Dumaux, qui ne cesse de bonifier, incarne un Giasone cabotin à souhait, à la fois séduisant et détestable, et se tire avec panache d’une tessiture périlleuse pour un contre-ténor. Tout oppose la sombre Medea de Katarina Bradić, vamp au port de reine et aux regards incendiaires, et la douce, l’aérienne Isilfe (Hypsipyle) de Robin Johannsen, si touchante dans ses lamenti. Si sa partie est la plus gratifiante vocalement parlant, sur le plan théâtral, Demo, le bègue bossu et affublé ici d’oreilles de lapin, est un rôle fabuleux dont Filipo Adami exploite avec génie tout le potentiel drolatique. La nourrice de service (Delfa), campée par Yaniv d’Or, inquiète autant qu’elle amuse : le jeune contre-ténor possède un grain de voix corsé et le grimage étrange imaginé par Julia Hansen l’apparente aux créatures hybrides du plasticien et vidéaste Matthew Barney (Cremaster). Il n’y a pas de seconds couteaux ni le moindre maillon faible chez leurs partenaires: Angélique Noldus (Alinda), Emilio Pons (Egeo/Sole), Andrew Ashwin (Ercole/Oreste) et Josef Wagner (Giove/Besso), tous, sans exception, sont parfaitement distribués et convaincants. Dans la fosse, à des années lumières de ses Vivaldi fougueux et débridés, Federico Maria Sardelli réalise un travail d’orfèvre et dirige, la flûte au bec dans les ritornelli, une phalange mixte où des continuistes chevronnés (deux luths, deux clavecins et une gambe) côtoient une petite quinzaine d’instrumentistes issus de l’orchestre maison. Si l’intonation et le style ne sont pas irréprochables, l’émulation est bien réelle et les chanteurs bénéficient, dans l’ensemble, d’un excellent soutien.
Giasone n’avait encore jamais été monté en Belgique et on ne peut que se réjouir de voir le Vlaamse Opera impliquer directement ses musiciens dans un tel projet. La saison prochaine affiche une nouvelle production d’Il Ritorno d’Ulisse in Patria confiée à Michael Hampe et Federico Maria Sardelli. Gageons que les théâtres de Gand et d’Anvers accueilleront d’autres ouvrages de Cavalli dans les années à venir. Après La Calisto, La Didone ou Eliogabalo, Giasone démontre que les opéras du Vénitien peuvent aujourd’hui encore plaire et toucher.
Bernard SCHREUDERS
1 Ellen Rosand, Opera in Seventeenth-Century Venice, the Creation of a Genre. University of California Press, 1991, p. 276.
2 Op. cit., p. 325 et sqq.