La callassite a longtemps fait des ravages, et ce n’est peut-être pas fini, mais une nouvelle épidémie est apparue : la vogtite, qui frappe en priorité les chanteurs wagnériens. Un premier cas a pu être constaté à Gand, et l’on prévoit que le mal gagnera bientôt Anvers. Lors de la première de Lohengrin dans la production proposée par Opera Vlaanderen, les symptômes étaient très nets chez l’interprète du rôle-titre. Après un début de carrière à peu près exclusivement consacré au répertoire italien, le ténor Zoran Todorovich a abordé Wagner en 2009, en incarnant à Palerme ce même Chevalier au cygne. Nous ne prétendrons pas déterminer comment a pu progresser la pathologie en l’espace de presque dix ans, mais à en juger simplement sur le spectacle gantois, monsieur Todorovich semble gravement atteint : sa manière de chanter Lohengrin montre qu’il a pris pour modèle absolu Klaus Florian Vogt. Le problème, c’est que cette émission déjà passablement étrange chez monsieur Vogt lui-même étonne encore plus chez celui qui cherche à l’imiter, et que ce style « enfantin » passe assez mal chez un autre lorsqu’il s’accompagne de voyelles ouvertes et nasales et de brusques retours à une technique plus traditionnelle dès qu’il s’agit de dépasser la nuance piano. On peut comprendre que le ténor serbe ait cru bon de calquer son Lohengrin sur celui qui a valu un tel succès à son confrère allemand ; on peut aussi estimer qu’il s’est fourvoyé.
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Dommage, vraiment, car le reste de la distribution réunie à Gand est de haute volée, à commencer par la magnifique Elsa de Liene Kinča : sa prestation est en tous points admirable, et son timbre possède exactement les couleurs virginales et pures que l’on imagine être celles de la blonde héroïne. L’aigu est aisé, le grave ne l’est pas moins, et la ligne conserve à tout moment une élégance quasi belcantiste. L’actrice est investie, depuis sa première apparition, épave humaine dépenaillée que l’arrivée de son preux chevalier fait peu à peu renaître. Face à elle, on remarque surtout l’impressionnante Irene Theorin, Ortrud en aucun cas mezzo, comme c’est souvent le cas, mais grand soprano dramatique, qui rappelle que le rôle peut parfaitement être confié à une Isolde ou à une Brünnhilde. Certains aigus ne sont pas dépourvus de stridence, mais cela s’intègre fort bien au personnage, terrifiant à souhait. A ses côtés, Craig Colclough compose un Telramund fébrile, que son agitation rend parfois ridicule, plus Alberich que grand seigneur, impression causée par son jeu scénique mais aussi par son chant qui ne confère guère de noblesse au personnage. De la noblesse, il y en a dans la voix de Wilhelm Schwinghammer, appelé comme remplaçant de dernière minute, mais bien peu dans les attitudes imposées à Thorsten Grümbel qui, aphone, est réduit à mimer le rôle du roi Henri.
C’est ici qu’il convient d’évoquer la mise en scène de David Alden, qui gâche un peu la fête par la manière dont elle multiplie les débuts de piste qui ne mènent finalement nulle part, comme l’avait déjà signalé Yannick Boussaert lors de la création londonienne de cette production. L’action est transposée vers le milieu du XXe siècle, dans les ruines d’une ville ravagée par la guerre : soit. Le héraut (bien servi par le timbre clair de Vincenzo Neri) est une gueule cassée digne d’une toile d’Otto Dix : soit. Mais pourquoi Henri l’Oiseleur devient-il un prêtre en soutane aux allures d’illuminé, qui place lui-même la couronne sur sa tête ? Pourquoi cette dérive fascisante à partir du deuxième acte, quand même Lohengrin, arrivé pieds nus, chausse des bottes de nazillon et qu’un vaste monument à tête de cygne et à ailes d’aigle surgit dans le fond du décor ? Pourquoi est-ce finalement Ortrud qui fait s’écrouler les drapeaux eux aussi fascisants, apparus au-dessus du chœur qui, de population civile, s’est métamorphosée en armée sur le pied de guerre ? Autant de questions sans réponse qui ne parviennent pas à proposer une vision cohérente de Lohengrin. En fosse, heureusement, Alejo Pérez, le nouveau directeur musical de l’Opéra des Flandres, remporte un triomphe dû à l’irrépressible énergie qui innerve sa direction tout au long de la soirée, après un prélude dont les premières mesures manquaient pourtant un peu de magie impalpable.