Avec l’ensemble Le Balcon, la France tient le plus précieux des atouts pour faire vivre l’opéra contemporain et l’imposer au public. Grâce à son chef et fondateur, l’apparemment inépuisable Maxime Pascal, les œuvres les plus diverses voient le jour ou connaissent une seconde vie, avec des résultats la plupart du temps enthousiasmants. Alors que ces musiciens viennent de reprendre en avril à Lille leur extraordinaire production de l’œuvre de Peter Eötvös qui leur donne leur nom, Le Balcon, vue à Paris l’an dernier, voilà qu’ils proposent un doublet réunissant deux œuvres on ne peut plus différentes, dont l’une chante, l’autre pas (ou pratiquement pas).
A tout seigneur tout honneur, commençons par le Lohengrin de Salvatore Sciarrino, désormais bien établi comme l’un des grands noms de la création musicale contemporaine, avec Luci mie traditrici, Macbeth ou Da gelo a gelo. Ces trois quarts d’heure de musique ne renvoient pas directement à Wagner, mais à la réécriture parodique du mythe par Jules Laforgue : dans les Moralités légendaires, le chevalier se refuse à Elsa le soir de leurs noces et finit par s’envoler sur son oreiller-cygne, l’héroïne étant elle-même pensionnaire d’un asile d’aliénés. Généralement interprété par une femme (en 2001, à Nanterre, c’était l’actrice belge Viviane De Muynck), le rôle n’exige en fait aucune compétence vocale spécifique, et avec Maxime Pascal, le metteur en scène Jacques Osinski a fait le choix d’une voix masculine, pour rompre encore plus avec tout naturalisme. Grand habitué de l’opéra contemporain, où il est souvent récitant, le Flamand Johan Leysen livre une prestation extrêmement impressionnante, Elsa qui déambule dans un décor minimaliste tout en ôtant un par un les éléments de sa robe de mariée pour finir dans le plus simple appareil, avant que trois infirmiers ne viennent la ligoter dans sa camisole. Hélas, dans cette œuvre composée il y a une trentaine d’années, Sciarrino a choisi d’exploiter toutes les ressources de la voix humaine sauf le chant, ici confiné aux quelques rares notes interprétées par les trois voix masculines formant le chœur. A l’orchestre, on retrouve les habituels feulements des vents, et quelques moments de violence réunissant tous les instruments, mais dommage quand même que ça ne chante pas.
Pour ce premier de ces cinq soirs où Le Balcon s’installe à l’Athénée (en attendant son retour imminent avec La Métamorphose de Levinas), Lohengrin était précédé d’une œuvre sans lien aucun : Avenida de los Incas 3518, du compositeur argentin Fernando Fiszbein, de trente ans exactement le cadet de Sciarrino. Ici, on chante, beaucoup, et pendant toutes les 75 minutes que dure cet opéra assez jubilatoire. Comme on le comprend seulement peu à peu, et surtout grâce à la dernière scène, c’est l’histoire de trois Pieds Nickelés, trois ados attardés qui jouent à perturber la quiétude bourgeoise d’un immeuble, en s’introduisant dans les appartements des différents étages, en chapardant de menus bibelots et en poussant un gamin à commettre diverses bêtises. Il y a du Jean-Pierre Mocky dans l’humour irrévérencieux de ce livret, très loin de l’héroïsme auquel le genre lyrique fut longtemps associé. Et la musique fait mouche, tantôt bondissante, tantôt languissante, au gré des incidents présentés. Le spectacle repose sur la vidéo constamment inventive de Yann Chapotel, qui donne à voir tous les étages de n° 3518 de cette « Avenue des Incas », avec arrêts sur image, retours en arrière et autres précipités vertigineux où les objets du quotidien flottent dans les airs ou se contorsionnent allègrement. Au ténor Pablo Ramos Monroy et au baryton Sydney Fierro (entendu dans Les Indes galantes dirigées par Hugo Reyne) également présents dans Lohengrin s’ajoute le contre-ténor Guilhem Terrail, pour un trio central au dynamisme réjouissant. Camille Merckx met les graves insondables de son timbre au service des lamentos d’Alma enfermée dans sa salle de bain. Au bord de la crise de nerfs, Florent Baffi et Elise Chauvin sont parfaits en parents dépassés du jeune Santiago. Damien Bigourdan, dont on connaît aussi les talents de metteur en scène, hérite du petit rôle de Ricardo, l’amoureux transi. Pourvu que Fernando Fiszbein ne s’arrête pas là dans le genre lyrique, et surtout qu’il continue à trousser d’aussi délicieux livrets !