Lorsque l’on monte un opéra buffa de Rossini, la tendance est hélas à toujours vouloir en rajouter, à souligner le moindre effet comique, à forcer le trait, tant musicalement que scéniquement, comme si l’irrésistible mécanique rossinienne ne suffisait pas à engendrer l’euphorie chez le spectateur. Rares sont les représentations qui échappent à cette surenchère auditive et visuelle, écueil qu’élude la production de L’Italienne à Alger que vient de présenter l’Atelier lyrique de Tourcoing et que le public parisien pourra découvrir au Théâtre des Champs-Elysées les 8 et 10 juin.
Jean-Claude Malgoire aime Rossini, et cela ne date pas d’hier : il fut sans doute l’un des premiers, sinon le seul, à monter en France plusieurs de ses opéras sérieux, y compris des titres rarissimes comme Ciro in Babilonia, présenté en 2008 à Tourcoing avec Nora Gubisch et Cyril Auvity, ou infiniment plus illustres comme le Tancredi qu’on a notamment pu entendre au TCE en 2009 ou voir à Versailles en 2012. Dans le répertoire du XIXe siècle, les musiciens de La Grande Ecurie et la Chambre du Roy n’ont pas toujours pleinement convaincu ; dans cette partition post-mozartienne, et surtout dans un ouvrage comique, les exigences sont tout autres et la formation tourquennoise s’en tire plutôt à son avantage, avec notamment un beau pupitre de vents, et même si les cuivres n’évitent pas toujours les couacs. Jean-Claude Malgoire maîtrise le tempo rossinien ; soucieux de mesure, il nous épargne les accélérations et fortissimos exagérés.
Même souci d’élégance dans la mise en scène de Christian Schiaretti, bien qu’il n’y atteigne pas les sommets de son Pelléas de la saison dernière. Dans un décor constitué de transparents (des arcades mauresques devant une gravure où dômes et minarets évoquent une Algérie de convention), on passe souplement d’un lieu à l’autre, tandis que les costumes raffinés évitent eux aussi toute lourdeur. Rien de caricatural, rien de graveleux, rien de pesant dans ce spectacle, où le comique reste léger. La soirée commence même de manière presque dramatique, les malheurs d’Elvira étant ici pris (trop ?) au sérieux puisque l’épouse du sultan n’est ni une matrone ni une mégère mais une femme jeune et belle. Pour le reste, pas de relecture fumeuse : l’action se déroule manifestement dans les années 1950, avec une Isabella en robe juponnée, qui donne à Mustafà l’envie de danser le twist lors de leur rencontre, seule et bien pardonnable concession à la pratique courante consistant à faire se trémousser tous les personnages dès que la musique de Rossini devient particulièrement entraînante.
© Danielle Pierre
Pas de graisses ajoutées non plus dans la distribution qui viendra bientôt à Paris : aucune star internationale, mais des artistes jeunes, dont plusieurs Français, et un certain nombre de prises de rôle. Renaud Delaigue est un Haly qui chante avec beaucoup de sérieux son air (même s’il n’est pas forcément de Rossini) et qui finit par s’embarquer avec Zulma sur le navire des Italiens ; Lidia Vinyes-Curtis est une suivante au beau timbre de mezzo, qu’on aimerait réentendre bientôt (elle sera notamment Eduige dans Rodelinda monté à Madrid par Claus Guth la saison prochaine). Bien qu’elle n’ait guère l’occasion de briller en soliste, puisque le rôle d’Elvira s’exprime surtout dans les ensembles, Samantha Louis-Jean révèle une voix intéressante. En Taddeo, Domenico Balzani met au service de la partition une italianité des plus authentiques et une expérience des rôles rossiniens – interprète régulier de Figaro ou de Dandini, il était encore Geronio à Metz en novembre dernier. Après avoir entendu le rôle de Mustafà confié à des basses germaniques ou scandinaves, c’est un plaisir que d’y applaudir la voix latine et sonore d’un acteur aussi pertinent que Sergio Gallardo, que le public français a pu voir en Bartolo à Toulouse ou à Tourcoing. Du ténor rossinien Artavazd Sargsyan possède à coup sûr le timbre ; ne lui manque plus qu’à conquérir l’assurance dans l’aigu et l’aplomb total dans les vocalises. Enfin, on avouera qu’on venait surtout écouter l’Isabella d’Anna Reinhold, pour avoir été ébloui par sa Cybèle d’Atys : passer du baroque à Rossini est un grand pas, que la mezzo accomplit sans difficulté apparente. La virtuosité est parfaitement là, la tessiture est maîtrisée du grave à l’aigu, et l’on espère que cette jeune voix ne sera pas engloutie dans l’acoustique parfois ingrate du TCE ; quant au personnage, si ce n’est pas encore tout à fait la « maîtresse de jeu » que d’aucuns voient en l’Italienne, c’est incontestablement une femme libre et séduisante qui sait mener ses soupirants par le bout du nez, comme le prévoit le livret, et par les temps qui courent, c’est déjà beaucoup.