Le pari semblait intenable : un opéra rare (1), le plus souvent réservé aux classes de chant, sur un livret réputé plaisant, voire simpliste (2), privé de sa remarquable parure orchestrale, comme de mise en scène, le défi était de taille. Pianiste complet, musicien achevé, passeur, Philippe Cassard, dont on connait la curiosité goumande, l’a osé et gagné, avec ses quatre chanteurs, et le concours de Pierre Thirion-Valet, initiateur et complice.
Costanza et sa sœur cadette, Silvia, ont été débarquées sur une île déserte pour échapper à une tempête. Entre temps, Gernando, mari de la première, a été capturé et réduit en esclavage par des pirates. Il s’est libéré, avec son compagnon, Enrico, et aborde sur l’île, à la recherche de celle qui se croit trahie… La femme abandonnée, l’innocence et le sentiment de la nature, le noble amoureux fidèle à la recherche de sa bien-aimée, tous les thèmes chers aux Lumières et au pré-romantisme sont là.
Le tâcheron qui avait commis l’unique édition de la réduction de l’orchestre au piano avait consciencieusement respecté la partition : pas une note n’avait échappé à son attention. Le résultat est calamiteux : un piano lourd, indigeste, à l’opposé de la clarté, de la transparence et de la vivacité de l’écriture de Haydn. Tout était là, fors l’essentiel. Aussi, Philippe Cassard, « obsédé par la vocalité pianistique » s’est-il attelé à la réécriture pour piano de la partition. Comme si Haydn, privé de l’orchestre, avait dû se mettre au clavier pour accompagner ses quatre chanteurs (3). A l’ouverture en sol mineur, d’écriture très symphonique, que le piano ne peut restituer fidèlement, notre maître d’œuvre substitue la réexposition de l’allegro de l’ultime sonate de Haydn, en mi bémol. Son caractère très « Sturm und Drang », se prête parfaitement à l’exercice et introduit idéalement le récitatif accompagné (4) de Costanza « Qual contrasto non vince » où elle grave son ultime message d’adieu au monde.
Sur une scène noire plongée dans l’obscurité, quatre chaises et un piano, voilà de quoi concentrer toute l’attention sur chacun. Les robes et costumes sont contemporains, la couleur étant réservée à la jeune Silvia, le piano comme rocher, l’auditeur va au cœur de l’histoire, sur-titrée en français. La mise en espace, magistralement réglée par Pierre Thirion-Vallet, servie par des mouvements et des expressions justes, suffit à notre bonheur. Nulle autre intention que de servir le plus fidèlement le petit drame dont nous sommes les témoins, et ça fonctionne fort bien. L’émotion est là, dès la première note. Elle ne nous quittera pas avant le terme de l’ouvrage.
L’isola disabitata, à Clermont-Ferrand © Marie Serve
Les deux femmes occupent le devant de la scène. Chacune aura deux airs, sans compter les récitatifs accompagnés ni l’admirable quatuor final. Les hommes n’en auront qu’un, mais ô combien juste et expressif. Tous sont comédiens aguerris, dont le jeu nous convainc pleinement. Costanza, victime du sort, est Ania Wosniak, beau mezzo découvert ici même à la faveur du Concours de 2021. Avec « Si non piange un infelice » nous partageons sa peine, l’émotion est là. La voix est ample, longue, expressive, avec de beaux modelés. « Ah che in van », douloureusement résigné, trouve les accents, proches de ceux de Mozart. Inès Berlet nous vaut une adorable Silvia, primesautière, fraîche, espiègle, innocente. Le rôle est vocalement le plus exigeant, à l’ambitus très large (proche des deux octaves). La voix, égale dans tous les registres, trouve vite ses couleurs et impressionne par ses qualités techniques comme expressives. Le premier andante, « Fra un dolce deliro », traduit bien son conflit intérieur, comme le « Come il vapor s’ascende » la découverte de l’amour.
On se souvient avoir apprécié les deux hommes dans Le Nozze di Figaro. Valeureux ténor, Marco Angiolini est Gernando. Son « Non turbar », largo douloureux, nous émeut. Sa présence scénique n’est pas moins admirable. Enrico, le compagnon dévoué et sensible est Florian Bisbrouck, baryton à la voix généreuse, sonore. « Chi nel cammin », trouve l’expression attendue, malgré un manque d’homogénéité des registres, la tessiture est très ample. Les accents pathétiques du début de la seconde partie, où il croit morte celle qu’il n’a cessé d’aimer sont justes. L’ample quatuor final, renouvelé, est un bonheur complet.
Le piano, d’une attention constante au chant, nous vaut l’illustration la plus pertinente des situations, des évolutions psychologiques de chacun, toujours animé, avec quantité de légers détails, ponctuels, que l’orchestration dissimulait trop souvent. La légèreté, la fantaisie versatile, l’humour comme la gravité sont au rendez-vous. Haydn au clavier aurait-il mieux fait ?
Il est des soirs où l’on sort profondément heureux, conscient d’avoir assisté à une sorte de petit miracle, à une révélation. Ce fut le cas avec cette version originale de L’Isola disabitata, offerte dans un écrin idéal, tant pour sa proximité de chacun avec les musiciens que pour son acoustique. Ce bijou a séduit une salle chaleureuse qui n’a pas ménagé ses applaudissements, et l’on se prend à espérer que l’aventure se reproduise, dispensatrice de réels bonheurs. « Sono contenta appieno ».
(1) L’ouvrage, « action théâtrale », entre cantate ou scène dramatique et opéra de chambre, requiert peu de moyens, raison pour laquelle son exécution est souvent confiée à des étudiants en fin de cycle.
(2) Grossière erreur, que contredisent la réputation de Métastase, et les très nombreuses mises en musique dont le livret a fait l’objet (plus de 35 entre Bonno et Paisiello, de 1754 à 1799 et au-delà), sans compter celui, concurrent, de Goldoni, en 1757.
(3) Créée pour la Saint-Nicolas de son employeur, au château d’Esterhaza, l’œuvre avait été privée de réalisation scénique, l’opéra ayant brûlé peu auparavant. Il suffit d’imaginer qu’aucun espace n’y aurait autorisé la vingtaine d’instrumentistes et le public pour que cette version pour piano trouve son crédit.
(4) Fait exceptionnel chez Haydn, l’ouvrage ne comporte aucun récitatif secco et la trame orchestrale y est constante, avec de splendides accompagnati, épousant l’expression dramatique et l’évolution psychologique de chacun.