Chanter la mélodie française, c’est bien. La chanter bien, c’est mieux. Et pourtant, ce n’est pas assez, il faut aller plus loin, s’y donner à fond et non pas la susurrer du bout des dents. Avec Marie-Nicole Lemieux, pas de danger de ce côté-là : la mezzo québécoise, qui assume à fond ses excès, sait qu’il faut faire davantage que bien chanter ces pages. N’ayons pas peur de le dire : Lemieux est l’ennemie du « bien », car elle pratique le « plus que bien ».
On croit d’abord qu’elle sera sage, quand s’ouvre ce récital. Les Verlaine de Fauré sont bien dits, d’une voix nette et précise, débarrassée de l’exigence opératique de produire des décibels, ainsi que du vibrato qui souvent l’accompagne. On pense donc que cette grande voix s’est parfaitement domestiquée, domptée pour ne pas dépasser le cadre contraignant que serait celui de la mélodie française. Après L’Heure exquise en 2005, puis Chansons perpétuelles en 2015, Marie-Nicole Lemieux a prouvé au disque, chez Naïve, qu’elle pouvait s’adapter au genre. Le programme qu’elle présente sous l’égide du Palazzetto Bru Zane mélange le contenu de ces deux CD : aux compositeurs très fréquentés que sont Fauré, Debussy, Hahn et Duparc, elle ajoute le piment des plus rares Lekeu et de Koechlin. Peu à peu, on entend au détour d’une phrase que la Lemieux est toujours là, bien présente, marquant tel accent, soulignant tel mot.
Viennent ensuite les Trois Poèmes de Guillaume Lekeu, qu’elle avait déjà interprétés à Paris en 2013. La chanteuse, une fois de plus, se compose un masque de circonstance, ainsi qu’elle semble le faire pour chaque mélodie. Après « Sur une tombe » et son climat endeuillé, c’est avec un minois de gamine espiègle qu’elle aborde la « Ronde ». Et là, c’est la révélation, l’irrésistible raz-de-marée qui emporte tout sur son passage, une expressivité, un élan d’ogresse croquant la vie. Par sa faconde théâtrale, Marie-Nicole Lemieux serait-elle l’équivalent féminin d’un Bryn Terfel ? Retour au calme pour les Reynaldo Hahn, enfin, pour les trois premiers, avec le dépouillement d’ « Offrande », notamment. Mais quand sonne l’heure de « Fêtes galantes », éclatent à nouveau les limites du strict « bien chanter ». C’est une expérience orgiaque à laquelle la mezzo nous convie alors. Et si Daniel Blumenthal avait pu jusque-là sembler aussi réservé qu’elle est extravertie, sorte de Wagner – Igor, pas Richard – pour cette divine Castafiore, le pianiste sort de sa réserve et se déchaîne à son tour sur son instrument, prolongeant l’entente magique avec celle qu’il accompagne jusque dans sa démesure.
Après l’entracte, les cinq mélodies de Koechlin montrent un compositeur qui supporte sans peine la comparaison avec ses plus illustres contemporains, dans un « Menuet » dont les sonorités évoquent le Ravel des pièces néo-XVIIIe, une très claironnante « Pêche » ou une fantasque « Lune ». De Debussy, Marie-Nicole Lemieux n’a pas choisi les mélodies les plus rabâchées, et elle a fort bien fait. C’est comme en transe qu’elle livre « Les Ingénus », « Le Faune » et surtout un « Colloque sentimental » joué comme un Liedersänger joue « Le Roi des aulnes ». Après cela, les Duparc ne semblent que très beaux, « Phidylé » atteignant néanmoins la même intensité d’incarnation.
Trois bis, pas moins, pour satisfaire un public transporté. D’abord, puisque le Palazzetto Bru Zane a beaucoup honoré Benjamin Godard, la berceuse tirée de son opéra Jocelyn, page jadis ultra-célèbre devenue une scie, mais en laquelle la mezzo révèle un petit bijou. Puis une très jouissive « Villanelle » des Nuits d’été, presque digne de Walt Disney avec tous ses animaux. Et enfin, un infiniment délicat « A Chloris » referme le concert sur Reynaldo Hahn. Décidément, Marie-Nicole Lemieux chante bien mieux que bien.