Alors que l’Opéra national de Paris affiche actuellement Les Contes d’Hoffmann dont les trois héroïnes – Olympia, la poupée ; Antonia, l’artiste ; Giulietta, la courtisane – s’incarnent en une seule – Stella, la diva –, Anne-Sophie Duprels propose, en son Instant Lyrique, un programme dont les trois figures – Marguerite, Mignon et Sylphide – ne font également qu’une, celle d’un soprano ardemment lyrique et courageux voire téméraire pour, dans un récital avec piano, oser plusieurs airs d’opéras parmi les plus intransigeants du répertoire.
Privée du soutien de l’orchestre dans l’intimité de la salle du dôme – cent places environ –, la voix n’est que plus exposée. Ses irrégularités s’en trouvent exagérées comme scrutées à la loupe. Intonation et oscillation deviennent rides et ridules qu’un miroir grossissant creuse impitoyablement. La voix est nue donc et, dans cette nudité pourtant implacable, la chanteuse est belle, d’une beauté qui n’est pas platement plastique. Le timbre ne serait rien s’il n’était servi par l’expression. Anne-Sophie Duprels entre à l’intérieur de ses personnages jusqu’à épouser leurs émois en une fusion totale et intime. L’effroi de Marguerite selon Boito, ses interrogations rêveuses selon Gounod, l’ivresse sensuelle d’Anna dans Loreley, opéra aujourd’hui oublié d’Alfredo Catalani, se lisent sur le visage tandis que la voix, servie par la clarté de la diction, en français, en allemand, en italien, donne à comprendre le mot et derrière le mot, le sens. Le chant, lorsqu’il est transcendé par l’interprétation, devient reflet de l’âme à condition toutefois de ne pas enfreindre des règles qui veulent ici l’aigu ineffable, là asséné mais toujours assuré, la ligne tracé sans bavure, l’attaque nette, le trille souligné, les registres liés. Anne-Sophie Duprels n’use d’aucun artifice pour contourner les difficultés. Elle fait face, courageuse – on l’a dit –, généreuse aussi lorsqu’à l’issue d’un récital ininterrompu de plus d’une heure, elle enchaîne trois bis encore. Certaines concèdent alors « O mio babbino caro » ; elle, malgré une fatigue que les incertitudes de « Vissi d’arte » rendent perceptible, offre « Un bel di vedremo ». Madama Butterfly fait partie de son quotidien, un peu partout dans le monde, sauf en France, Tours excepté. Pourquoi ?
Tant de générosité souriante – mais aussi vulnérable lorsque la chanteuse s’abstrait de son personnage comme si elle retirait un masque –, trouve dans le Lied un terrain d’expression idéalement adapté à la soirée. L’intimité de la salle évidemment, mais pas seulement. Mignon chez Gounod comme chez Duparc se présente simple d’allure, pour ne pas dire modeste. L’héroïne de Goethe mise en musique par Frantz Liszt prend une forme plus complexe, tantôt agitée, tantôt apaisée avec, en guise de refrain, deux mots « Dahin, dahin ! » (là-bas, la-bas) dont Anne-Sophie Duprels sait trouver et varier la juste couleur. L’écriture révèle un registre grave sans rien de forcé ou d’affecté : naturel. La langue allemande surtout sied à une étoffe qui peut parfois sembler rêche. Gretchen am Spinrade l’avait en début de récital laissé supposer (mais les premiers numéros dans ce genre de concert sont rarement les plus significatifs), Die Lorelei ensuite le confirme, par la manière dont les consonnes sculptent les contours changeants de la narration.
Accompagnateur dévoué, Antoine Palloc n’est jamais aussi éloquent que dans ces pages pensées pour le piano autant que pour la voix. A chaque interprète ses affinités : les silences terrifiés de Boito, les harmonies languides de Puccini nous ont paru davantage le stimuler que les élans délicats de Gounod. Marguerite (au pluriel) angoissées, Mignon (au pluriel aussi) pensives et nostalgiques, Ondines exaltées… Du Lied allemand à l’opéra italien en passant par la mélodie française, la cohérence de la soirée tient aussi à son indéfectible soutien.