Rossini n’a pas vingt ans quand il compose L’inganno Felice pour le Teatro San Moise de Venise. Cette « farsa », ainsi qu’on appelle alors les œuvres en un acte, que leur sujet soit comique ou sérieux, se rattache aux pièces « à sauvetage » qui voient des innocents injustement persécutés retrouver leur réputation. C’est le cas de la duchesse Isabella, qu’Ormondo, le conseiller intime de son mari, a accusée d’adultère parce qu’elle s’est refusée à lui. Promise à une mort certaine sur un esquif abandonné à la fureur des flots, elle en réchappe par miracle et survit grâce aux bons soins de Tarabotto, chef des mineurs au service du duc, qui ignore son identité. Dix ans durant elle remâche sa souffrance. Quand, à l’occasion d’une inspection à visée militaire, elle apparait, le duc et ses proches sont bouleversés : est-ce un sosie ou la prétendue morte ? Ormondo ordonne à son homme de main de la faire disparaître, sans se douter que Tarabotto écoute leur conversation. Ce dernier court avertir le duc : il faut monter la garde pour protéger l’énigmatique jeune femme. Ainsi le duc sera témoin des aveux du traître. Bourrelé de remords le duc va se suicider quand la duchesse se révèle et lui accorde son pardon. Happy end avec un chœur final en guise de morale, comme dans Don Giovanni, et peut-être en effet si le duc avait été moins porté à accumuler les conquêtes eût-il crû à la fidélité de sa femme ?
Présentée en 2005 à Bad Wildbad, l’œuvre est reprise dans une mise en scène du surintendant du festival, Jochen Schönleber, dont on n’a pas oublié le travail si puissant sur le Guillaume Tell de 2013. Qui peut le plus peut le moins : l’approche est discrète et laisse parler les situations, sans la moindre intervention et surcharge qui viendrait plomber ce petit chef d’œuvre. La décision la plus importante est peut-être celle de ménager un entracte après le trio de la scène 8. On peut la regretter, et la voir inspirée par le souci d’alimenter les ressources financières grâce au fonctionnement du bar. Mais elle permet l’apparition en scène d’une superbe chaloupe renversée, qui servira de cachette à qui en aura besoin et qui deviendra, juste retour des choses, l’instrument du châtiment d’Ormondo. Un empilement de sacs, à cour, témoigne de l’activité minière et constituera au final un rempart pour Isabella et Tarabotto. Robert Schrag, qui a conçu ce décor, avait d’abord meublé l’espace de lits cages empilés, en fond de scène côté cour, ménagé une ouverture centrale permettant les allées et venues des mineurs ployant sous leur fardeau, et çà et là des litières sommaires où ils peuvent s’écrouler. Ce qui semblait d’abord un abri de toile de fortune s’est révélé être une bâche qui cachait, jusqu’à l’arrivée du duc le véhicule tout terrain type jeep dans laquelle il vient effectuer son inspection. Claudia Möbius l’habille, ainsi que sa suite, d’uniformes, mais le sien est évidemment blanc quand les autres sont marron ou kaki. Les mineurs sont vêtus de sombre, mais la poussière couvre en permanence leurs visages et leurs épaules. Pour la dernière scène Isabella revêt la robe qu’elle portait lors du naufrage, un rien à traîne, l’ordinaire d’une duchesse en somme. Selon des propos recueillis à la fin, certains spectateurs se seraient plaints de la faiblesse des lumières choisies par Nicole Berry. Nous n’en avons pas pâti mais nous étions près de la scène…
Le plateau est dominé par le Tarabotto de Lorenzo Regazzo, qui dix ans après Bad Wildbad et plus de vingt ans après Pesaro, offre une composition de premier ordre. A l’école de Sesto Bruscantini, qui fut le Tarabotto de la première édition du ROF en 1980, il a appris à chanter et à jouer selon la grande école italienne. Il est aujourd’hui, favorisé par un physique dont la fausse sécheresse évoque celle d’ Eduardo di Filippo, à l’apogée de ses talents de chanteur et d’interprète. Peut-être son Tarabotto est-il un rien trop bourru ? Mais qui sait si, loin de la scène, il nous eût paru tel ? En tout cas il se livre à un festival de mimiques digne des plus grands acteurs comiques. Evidemment son duo avec Batone est un sommet du genre. Nous étions assez perplexe, après le Bartolo de Dijon qu’à la différence d’Yvan Beuvard nous n’avions apprécié que modérément, sur Tiziano Bracci. Paradoxalement, ce qui nous semblait là-bas des limites devient ici des atouts car on croit à ce personnage qui fait le sbire non par plaisir mais par peur, et qui, même seul, semble craindre toujours de se laisser aller à quelque éclat. Il se tire honorablement des agilités de son air et contribue sans aucun doute à la réussite comique du célèbre duo précité. Le méchant Ormondo échoit à la basse Baurzhan Anderzhanov, dont les qualités déjà notées l’an dernier se confirment : la voix profonde produit son effet et la présence scénique est plus affirmée, sans la raideur des débuts. Le mari crédule, rôle pour ténor, a été distribué à Artavazd Sargsyan, actuellement élève de l’Opéra Studio de Paris et participant régulier au festival de Bad Wildbad. Sachant ses qualités, il acceptera que nous fassions part d’une certaine déception, au moins jusqu’à l’entracte, puisqu’ensuite nous l’avons retrouvé tel que nous le connaissions. La chaleur pesante ? Une perte de concentration après plusieurs jours de pause ? Quoi qu’il en soit la fin de l’acte nous a prouvé qu’il a conservé les qualités vocales et scéniques qui nous séduisent depuis plusieurs années. Isabella, enfin, a pour interprète Silvia Dalla Benetta. En 2013, elle tirait Fiorilla vers la victime attendrissante ; ici, le personnage est tout entier dans cette veine, et elle s’y trouve parfaitement à son aise. Il lui faut un certain temps d’échauffement pour que disparaisse quelque dureté des aigus et la prononciation pourrait gagner en clarté. Mais une fois lancée elle affronte et surmonte avec sûreté les agilités et les élans destinés à représenter son trouble intérieur. Rien de surprenant donc si elle aussi remporte un triomphe personnel.
Dans la fosse, si l’on excepte le corniste dont les bavures offensent Rossini avec une constance qui décourage, les musiciens semblent mettre tout leur cœur à servir une musique encore mozartienne (la légèreté des cordes au début de l’ouverture) mais déjà rossinienne dans les volutes qu’elle dessine et les écarts rythmiques qu’elle se permet. Antonino Fogliani sait trouver le juste équilibre entre élégance un peu contrainte et élans de liberté, avec le dramatisme nécessaire pour donner du corps au sujet et aux situations. Il est secondé efficacement par Michele D’Elia au clavicorde pour les récitatifs secs. Ils recueillent tous deux, ainsi que Tommaso Dionis qui exécute avec brio un délicieux solo de flûte, leur part dans les ovations d’un public enthousiaste pour lequel il a fallu ajouter une représentation. Que pèsent nos quelques réserves devant cette jubilation ?