Assez d’Arnalta qui tortillent du croupion, assez de Valletto qui culbutent leur Damigella selon toutes les positions du kama sutra. Marre des parallèles faciles avec notre décadence bling-bling (Néron en bagnole, Sénèque à la télé). Après une surenchère dans le clin d’œil salace, il était temps que le balancier reparte vers l’autre extrême, et qu’aux Couronnements de Poppée « tous pourris » l’on en revienne à un Couronnement « tous congelés ». Robert Wilson était donc l’homme de la situation pour refroidir des ardeurs lubriques trop ouvertement affichées et rendre à Monteverdi une étrangeté extra-terrestre de bon aloi. Des costumes d’époque Renaissance, des décors différents pour chaque tableau, un raffinement suprême des lumières : que peut-on souhaiter de plus ? Bon, bien sûr, tout ça gravite principalement dans les tons gris, gris-bleu surtout, mais aussi gris-jaune, gris-vert, gris-rose. C’est quand même très beau. Mieux vaut connaître d’avance l’histoire, car rien ne nous aidera à distinguer les dieux des humains, ni à distinguer les dieux entre eux ; tout juste l’Amour est-il une sorte de double de Poppée, ce qui n’est pas une mauvaise idée. Tout ça est un peu figé, dira-t-on, mais cela nous évite au moins la redondance dénoncée plus haut : la sensualité est assez présente dans le texte sans qu’il soit nécessaire de nous montrer tous les personnages copulant à qui mieux mieux. Sans être le moins du monde wilsonolâtre, sans avoir été convaincu ni par sa Butterfly ni par son Pelléas, on s’avoue séduit par sa Poppée en tant que contrepied radical. D’autant que dans la fosse, les choix de Rinaldo Alessandrini sont tout aussi spartiates : pas d’étoffement gratuit de l’effectif instrumental, une sobriété implacable dans l’accompagnement des récitatifs, rien qui veuille flatter l’oreille par l’opulence des timbres. Les musiciens du Concerto Italiano jouent très bien mais ne cherchent jamais à cajoler l’auditeur.
Parmi les chanteurs, tous ne sont pas également à l’aise dans cette stylisation du geste, tous ne sont pas également avantagés par cette sévérité sonore. Pour sa prise de rôle en Poppée, Karine Deshayes paraît très guindée, en deça de ce qu’elle pourrait donner, elle semble marcher sur des œufs, les graves ne sont pas toujours très audibles. C’est dommage, et l’on ne peut même pas invoquer un manque de familiarité avec le rôle, qu’elle interprétait déjà en 2009 à Bordeaux. Tout le contraire de ses consœurs, qui donnent l’impression de maîtriser le Bob Wilson sans peine. Déjà Octavie en 2005 dans la production de David Alden, Monica Bacelli se régale et nous régale par la distance amusée que lui inspire son personnage et livre de superbes adieux à Rome dans un contre-jour envoutant. Gaëlle Arquez est une Drusilla guillerette et irrésistible, à la voix parfaitement projetée, complètement chez elle dans ce spectacle. Et avec Varduhi Abrahamyan en Othon, l’oreille est à la fête : ce timbre chaud et grave est un baume de miel qui nous console de certains contre-ténors acides. D’ailleurs, des contre-ténors, il n’y en a aucun dans cette distribution, ce qui est devenu rare et mérite d’être souligné. A l’encontre des pratiques acceptées dans le monde baroqueux, Rinaldo Alessandrini a voulu un ténor en Néron, rôle vraisemblablement confié à un castrat lors de la création. Dieu merci, ce n’est pas un heldentenor comme Jon Vickers que le public parisien put découvrir dans Le Couronnement de Poppée en 1978, mais un ténor mozartien, Jeremy Ovenden. Là encore, ce choix pourra en hérisser plus d’un, mais le chanteur remplit fort bien son contrat et propose un Néron virtuose. La voix d’Andrea Concetti tarde à se chauffer, et il faut que son Sénèque soit à l’article de la mort pour nous convaincre et nous toucher. Deux ténors pour les deux nourrices, ridicules à souhait : Manuel Nuñez Camelino n’a peut-être pas le plus beau timbre qui soit, mais cela ne saurait gâcher la berceuse d’Arnalta, et Giuseppe di Vittorio, vieux complice d’Antonio Florio, est un diseur hors pair. Autour d’eux évoluent une très solide équipe de personnages secondaires, à commencer par le très jolie Valletto de Marie-Adeline Henry, récemment Poppée à Montpellier dans la version orchestrée par Philippe Boesmans. On regrettera tout au plus qu’Amel Brahim-Djelloul manque un peu de puissance pour un Amour qu’on aurait aimé plus triomphant.